Bouquin : L’heure des fous

New polar in France

Excellente découverte que ce premier polar (2013) d'un auteur français : Nicolas Lebel, qui semble avoir une belle plume.
À L'heure des fous, on plonge très vite dans une ambiance à la Fred Vargas (il y a des références moins flatteuses).
Tout d'abord avec une équipe de flics haute en couleurs : une rousse qui héberge un clandestin tchétchène dont elle est tombé amoureuse quand elle l'a interpelé lors d'une manif, un bodybuildé(1) qui récite le code pénal par cœur et qui imagine que son travail de flic l’autorise à rendre justice lui-même, un jeune stagiaire (lyonnais !) blanc-bec qui n'a jamais vu les films d'Audiard et bien sûr le commissaire Mehrlicht qui est l'âme de toute l'équipe et du bouquin.
Un vieux flic bougon, ronchon qui jure comme une troupe de charretiers et fume comme une brigade de pompiers.

[...] — Machiste ? Mais je suis pas machiste pour un rond, vous rigolez ? Vous avez voulu conduire, il y a pas de problème. Elle le regarda.
— Vous transpirez, là, non ?
— Regardez la route, putain ! On va mourir !

Ah oui ! et le portable du commissaire sonne avec des répliques des films d'Audiard déclamées par les voix de B. Blier ou F. Blanche !

[...] C’est une application qui te passe des répliques de films d’Audiard à la place de la sonnerie. Ça change à chaque fois, putain ! Je me marre comme une baleine !

Voilà pour l'ambiance. Autant dire qu'on aura hâte de retrouver cette belle équipe dans un autre épisode !
Pour l'heure (des fous), tout commence avec la découverte du cadavre d'un SDF sur les voies de la Gare de Lyon.

[...] Mehrlicht se prit à penser qu’il n’aimait pas les cadavres de septembre. Ils annonçaient un hiver rigoureux.

Côté intrigue, là encore la comparaison avec Vargas (et notamment les tout récents Temps glaciaires) s'impose puisqu'il est question d'un personnage historique (Napoléon III) et d'une étrange secte de SDF qui ont entrepris de reformer dans le Bois de Vincennes(2) , la Cour des Miracles chère à Victor Hugo.
Pour la petite et la grande histoire, ces ‘fous’ ont découvert une cargaison de fusils Chassepot, sacré clin d'œil d'autodérision de la part Mr. Lebel à son propre patronyme !
Autant dire que Nicolas Lebel/Chassepot ne manque pas d'humour et c'est bien sa plume vive et acérée qui nous accroche à son bouquin (plus que son intrigue, intéressante, mais quand même un peu tarabiscotée).
Les dialogues font mouche à chaque coup ... de fusil.

[...] Dossantos enfila des gants de latex et se pencha à son tour sur le corps.
— Qu’est-ce que tu fous avec des gants en latex, toi ? lui demanda Mehrlicht, éberlué.
— Je regarde Les Experts sur la Une. Tu devrais.
— Il a raison, reprit Carrel. C’est là que j’ai tout appris. Mehrlicht grogna et aspira une bouffée de sa gitane.
— Je regarde pas la télé. Ça rend con. Et puis, si c’est pour finir habillé en latex…
[...] — Cinq coups de couteau, deux au thorax, trois à l’abdomen. À mon avis, mais je peux me tromper…
Mehrlicht, Dossantos et Ménard se tournèrent vers lui.
— Quoi ? demanda Mehrlicht.
— C’est criminel !
— T’es con ! J’ai cru que t’avais le nom du coupable, moi, rétorqua Mehrlicht, feignant la déception.

Et puis cette histoire très ancrée dans la réalité sociale de notre pays en général et de Paris en particulier(3) nous force, nous qui enjambons pratiquement les SDF sur les trottoirs de la capitale, à ouvrir les yeux sur le sous-monde en train de se créer comme l'imaginaient les romans de SF de notre jeunesse (de SF à SDF ?).
Le deuxième épisode est déjà sorti : Le jour des morts. Il y est question de morts bleutées en série (décidément, les références à Dame Vargas sont bien là). On en reparle évidemment bientôt, on espère pour un coup de cœur.
Une fois n'est pas coutume : saluons les éditions Marabout qui ont actualisé le prix du eBook en-dessous de celui de la sortie en poche de ce bouquin. Il y a au moins un éditeur intelligent en France.

(1) - Nicolas Lebel est amateur de sports de combat
(2) - et oui, nos bois sont désormais très habités, véridique
(3) - Nicolas Lebel est parisien


Pour celles et ceux qui aiment Michel Audiard et Victor Hugo.
L'avis de Jacques et une interview de Nicolas Lebel.
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Bouquin : La malédiction du lamantin

Lamentation et déception.

Attention, ceci n'est pas un polar suédois !(1)
Après avoir été emballés il y a quelques années par L'empreinte du renard du malien Moussa Konaté, on avait bien envie de retourner sur les rives du Niger, d'autant qu'il n'est plus question de voyager là-bas pour de vrai, en ces temps troublés.
Las, La malédiction du lamantin fut une vraie déception.
Après la subtile enquête au pays Dogon, nous retrouvons le commissaire Habib qui va enquêter près de Bamako sur des meurtres dans la tribu des Bozos, les pêcheurs du fleuve.
On retrouve l'ambiance gentiment naïve, simple et naturelle qui est un peu la marque de fabrique des contes africains.
D'autant que Konaté entend bien nous faire partager quelques mythes et secrets de la culture Bozo, c'est énoncé dans le titre de la légende qui va servir de trame à l'histoire.
Une ethnie partagée entre islam et animisme ...

[...] Le Mali est un pays bien complexe. Il n’y a pas que les Dogons. Les Bozos sont tout aussi étranges. Tu as remarqué qu’il y avait côte à côte l’imam et le devin, c’est-à-dire l’islam et l’animisme, sans que ça gêne personne ? Au contraire, ça leur paraît tout naturel que l’un s’adresse à Allah et l’autre aux esprits.
[...] D’un côté, ils soutiennent que c’est Allah qui a foudroyé le chef Kouata et son épouse, de l’autre ils présentent leurs excuses à Maa le Lamantin, une divinité des eaux.

Mais cette fois la magie n'opère pas vraiment : l'intrigue est cousue de fil blanc de marabout, l'auteur se montre beaucoup trop didactique, trop explicatif et l'on ne retrouve pas les subtils sous-entendus qui faisaient le sel du voyage en pays dogon.
Konaté nous ressert même la légende des demi-frères bozo et dogon que l'on avait découverte dans l'épisode précédent !
(Il semblerait que le Lamantin fut écrit avant le Renard, mais leurs parutions en France seraient inversées, ce qui explique peut-être la meilleure maîtrise du second qui est notre premier).
On va quand même regarder de près le troisième voyage proposé par Moussa Konaté, déjà parti voir les touaregs de Tombouctou ...

(1) - clin d'œil à l'amusant bandeau promotionnel dont les éditions Points ont affublé L'empreinte du renard ! [clic]


Pour celles et ceux qui aiment le fleuve Niger.
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Bouquin : Le problème Spinoza

Un été avec Spinoza ?

Curieux bouquin que ce Problème Spinoza. Un bouquin pour les curieux.
Années 1660, Amsterdam : le juif Baruch Spinoza est excommunié par ses coreligionaires et interdit de publication par les chrétiens. C'est dire l'audace de la libre pensée de cet hérétique dans une Hollande réputée à l'époque pour sa tolérance. La famille Spinoza y vivait en exil après avoir fuit l'antisémitisme du Portugal, comme tant de compatriotes sépharades.
Années 1920, Munich : dans les arcanes de l'Ordre de Thulé [1], le jeune Alfred Rosenberg croise la route d'un Adolf Hitler encore inconnu et va devenir l'idéologue et le théoricien du parti national socialiste tout juste naissant.
À partir de ces deux repères historiques, il faut se laisser emporter par le talent de conteur de Irvin Yalom qui va faire s'entrecroiser deux belles histoires à trois siècles de distance, jusqu'en 1941.
1941, Amsterdam : à la tête d'un commando SS, Rosenberg confisque la bibliothèque du petit musée consacré au philosophe libre penseur du XVII° siècle.
Pour régler ce fameux "problème Spinoza".
Parmi les piliers fondateurs de la pensée allemande, Goethe a souvent été convoqué à tort ou à raison pour justifier et fonder le pangermanisme qui refleurit sur les décombres de la première guerre. Et Goethe admire Spinoza.
Oui, les nazis ont grand besoin de Goethe mais ils ont un petit problème avec son encombrante admiration du libre penseur du XVII° : Spinoza était juif !

[...] Comment un juif du XVIIe siècle a-t-il pu écrire cela ? Ces mots sont ceux d’un Allemand du XXe siècle ! La page suivante concerne la façon dont « le cérémonial et la pompe dans la religion obstruent le jugement au point qu’ils ne laissent plus de place à l’esprit pour la saine raison, fût-ce pour émettre un doute ». Stupéfiant !
[...] Écrire ces mots en 1670 demande du courage : 1670, c’est à peine deux générations après Giordano Bruno qui a été brûlé sur le bûcher pour hérésie, et une seule après le procès intenté à Galilée par le Vatican.

Pour décortiquer les esprits de Baruch Spinoza et d'Alfred Rosenberg, l'écrivain et psychothérapeute Irvin Yalom met en scène des interlocuteurs fictifs, suffisamment intimes de nos deux penseurs pour que les dialogues prennent tout leur sens. On se doute bien que l'angle d'attaque par lequel l'auteur aborde ces deux penseurs(1) est étroit et biaisé mais on est franchement ravis d'avoir été conviés à cette classe de philo qui n'hésitera pas à faire un tour du côté de l'eudémonisme de Platon ou de l'ataraxie d'Epicure (voyez : on peut même frimer après cette lecture).
Irvin Yalom nous guide pas à pas dans les arcanes de la philosophie, patiemment il explique et réexplique, parfois même il se montre presque trop didactique.
Deux parcours et deux pensées(1) qui a priori ont si peu en commun, deux époques qu'a priori tout oppose, et un bouquin passionnant qui se lit presque comme un polar.
En ces temps où les intégrismes de tout poil s'exacerbent de toute part, d'Iran jusqu'en Israël, où les fatwa et les herem s'invitent jusque chez nous, où l'obscurantisme et le fanatisme regagnent le terrain perdu, cette ode à la libre pensée est une lecture plus que salutaire, obligatoire.
Notons que dans les années 1950, Ben Gourion essaya de faire lever le herem qui maudissait toujours Baruch Spinoza depuis trois siècles : sans succès, les rabbins de Jérusalem aujourd'hui sont toujours aussi intransigeants que ceux d'Amsterdam jadis.

[...] Je ne crois pas que le questionnement soit une maladie. L’obéissance aveugle sans questionnement est la maladie.
[...] L’idée que je défends : les autorités religieuses, quelles qu’elles soient, veulent empêcher que ne s’exerce notre raisonnement.
[...] — Je crois que plus on en saura, et moins il y aura de choses connues de Dieu seul. Autrement dit, plus grande est l’ignorance, et plus l’on attribue de choses à Dieu.
— Comment osez-vous…

Avec Galilée, Copernic, Giordano et quelques autres, Spinoza fut l'une des petites lumières qui s'allumèrent dans les ténèbres de cette époque. L'une des plus lumineuses sans aucun doute.
À l'heure d'aujourd'hui où l'on n'est soudain plus si certains de garder l'électricité toujours allumée, il nous faut conserver un œil sur les lueurs de ces veilleuses.
La plume d'Irvin Yalom est féroce et sans concession : les rabbins du XVII° et les nazis du XX° en prennent pour leurs grades respectifs. Nul ne peut cultiver et entretenir l'ignorance sans s'attirer les foudres du professeur Yalom.
Il y a là de la biographie, partielle certes, mais une double biographie quand même.
Il y a là de la vulgarisation de la pensée de Spinoza.
Il y a là du roman historique, une double Histoire même.
Entre la puissance effarante de la pensée de Spinoza (au XVII° !) et les dessous des premières théories nazies, on tient là un bouquin très brillant.
Si l'été 2013 avec Montaigne vous a plu, alors les prochaines vacances seront peut-être avec Spinoza.

PS : pour une fois, on peut commencer par la fin avec un épilogue intitulé 'Genèse du problème Spinoza' qui éclaire le cheminement du docteur Yalom et donc la trame de ce curieux bouquin pour les curieux.

(1) - bon, y'en a surtout un qui pensait, hein, l'autre ...


Pour celles et ceux qui aiment penser d’un côté ou de l’autre.
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Bouquin : Pukhtu

Drone de guerre.

Pris de remords d’avoir délaissé le lyonnais DOA pendant de longues années, nous voici avec son dernier gros pavé entre les mains : Pukhtu.
Le plus récent à défaut d’être le meilleur …
Tout au long de ces quelques 700 pages, DOA va décortiquer les mécanismes de la guerre US en Afghanistan.
Les ramifications et imbrications entre guerre(s) - au pluriel - et trafic(s) - au pluriel également.
Entre soldats de métier et milices privées.
Entre agences de renseignements et entreprises de l’ombre.
C’est passionnant. Non, plutôt : effarant.
Le fric, la drogue, les armes inondent les vallées et les montagnes, passent les cols et les frontières.
Du Kosovo à Jalalabad via Dubaï.
De Kaboul à Peshawar via la passe de Khyber, voilà autant de noms familiers qui nous ont été serinés à longueur de JT pendant des années.
Nous sommes en 2008, peu avant l’aboutissement de la traque de Ben Laden.
Les scènes de guerre nous sont longuement et patiemment détaillées. La nouvelle tactique américaine nous est rendue transparente : en l’air, des drones pilotés à distance par l’armée US (façon Good Kill).
Sur le terrain, sur place, des mercenaires et des supplétifs chargés de ‘marquer’ les cibles. L’armée ne se salit plus les mains.
Elle ne veut plus, elle n’en a plus les moyens.

[…] L'élan de privatisation de la chose militaire sans précédent constaté à l'occasion des invasions de l'Afghanistan et de l'Irak.
[…] Une double nécessité, le besoin de pouvoir prendre rapidement ses distances avec les paramilitaires s'ils sont découverts et le manque de moyens gouvernementaux disponibles.

Tout ce petit monde affairé doit bien vivre et les subsides officiels ne suffisent évidemment pas.

[...] L'Afghanistan produit 93 % de l'opium mondial, un commerce qui rapporte chaque année, d'après les estimations les plus conservatrices, 3 milliards de dollars à l'économie souterraine du pays, alimentant la corruption et finançant pour partie l'insurrection talibane.
[…] Pour les hérauts du capitalisme, l'enjeu commercial premier de ces deux guerres n'a jamais été la captation des richesses des pays en question mais la guerre elle-même, source d'immenses profits.

Pour faire sérieux et documenté, DOA use et abuse des sigles des armes et des armées. C’est inutile mais cela ne nuit pas à la lecture. Y’a même un lexique pour les fans de AK.
On pourrait également se perdre facilement dans l’abondance de personnages, dans cette région où les patronymes afghans ou pakis ne donnent guère de repères.
Mais là aussi, le professeur DOA fait preuve de patience et s’est également fendu d’un répertoire.
De toutes façons, on reviendra fréquemment sur chacun de ces bonshommes, on prendra le temps de faire connaissance, de chapitre en chapitre. L’auteur est patient avec son lecteur parachuté en territoire inconnu.
L’écriture est simple et directe, sans fioritures, tout cela est bien entendu viril, vulgaire parfois, pimenté de sexe inutile et de violence gratuite.
Les mecs en mission là-bas oublient peu à peu les repères du monde et du genre humain : fallait pas s’attendre à voire les GI Joe disserter sur Spinoza. N’oublions pas qu’ils sont en mission pour nous, sur ordre officiel ou suggestion officieuse de nos gouvernements. DOA nous le rappelle.
Comme il nous rappelle la genèse et l’Histoire de cette guerre sans fin.

[...] Ces connards d'Anglais ont été les premiers à participer massivement au foutoir actuel. Obsédés par leur Grand Jeu contre les Russes, ils établissent à la fin du XIXe siècle une frontière artificielle entre le Raj, les Indes britanniques, et l'Afghanistan, rabaissé au rang d'État tampon. Appelée ligne Durand, du nom du diplomate qui en négocia le tracé, cette démarcation coupe alors en deux le monde pachtoune, jusque-là naturellement réparti le long de l'Hindou Kouch, la Montagne qui tue les Hindous, et de la chaîne de Soulaïman, son prolongement méridional. Elle s'accompagne de l'annexion de six régions montagneuses déclarées zones tribales, par opposition aux zones pacifiées, c'est-à-dire le reste du Pakistan, l'Inde, le Bangladesh et une partie de la Birmanie. Dans chacune de ces six enclaves, l'Empire dépêche un administrateur dont le pouvoir repose sur un système de règles exclusives, simplistes, et de punitions collectives.
[...] Lorsque le Pakistan obtient son indépendance en 1947, il ne change pas le statut des zones tribales. La nouvelle constitution ne s'y applique pas et le droit de participer aux élections nationales n'est pas accordé aux populations locales.

En dépit de tous ces centres d’intérêt, sans vraiment s’ennuyer, on trouve les 700 pages un peu longuettes, franchement répétitives et la déception est grande lorsqu’à la place du mot FIN, on découvre qu’il ne s’agit que du premier épisode d’une série …
Un gros pavé pour se caler la tête sur le sable cet été.
On pourra même le ressortir chaque année, puis le repasser à nos petits-enfants, c’est tout l’avantage bien compris de ces guerres du Moyen-Orient.

[...] - Comment se passe ta guerre, Gareth ? » Pour Montana, Voodoo a toujours été Gareth.
- Bien. Elle est sans fin. »
- Ne le sont-elles pas toutes ? »


Pour celles et ceux qui aiment le dessous des cartes et les jeux vidéos.
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Bouquin : Du sang sur la glace


Glace parfum surprise pour les plages cet été.

Voilà un moment que l'on commence à décrier les déferlantes continues de polars nordiques auxquels on est devenus accros, même si l'on avait été ravi de succomber aux premières vagues.
Voilà même quelques temps que l'on condamne Jo Nesbø, pris en flagrant délit [1] [2] de remplissage de tête de gondole de relais de gare.
C'est dire avec quels préjugés on a abordé ce Sang sur la glace !
Même si l'on avait lu par avance que cet exercice de style, sans Harry Hole, sortait un peu des sentiers battus et rebattus par Jo Nesbø, la surprise a été grande !
Effectivement, l'auteur abandonne bien son détective fétiche imbibé.
Effectivement, il se livre à une sorte de pastiche des romans noirs à ranger sur l'étagère des polars hard-boiled.
Mais avec quel humour et surtout quel brio !
La plume de Jo Nesbø a toujours été très maîtrisée et particulièrement agréable à lire (jusque dans ses dernières livraisons un peu trop commerciales) et ce bouquin est une preuve supplémentaire que ce gars-là sait vraiment très bien écrire (et pas toujours dans le même registre).
Notre écrivain s'en donne à cœur joie : visiblement il s'est franchement amusé et notre plaisir de lecteur est à la hauteur.
On est toujours en Norvège, mais cette fois dans les années 70, question d'ambiance.
Et nous voici propulsés dans la tête d'un truand, Olav.
[...] La prostitution. Un peu pareil : ça ne me pose pas de problème que des filles gagnent de l'argent comme elles l'entendent et qu'un gars – moi, par exemple – touche un tiers de leurs revenus pour faire en sorte qu'elles puissent se concentrer sur leur artisanat. Un bon mac vaut chaque couronne qui lui est versée, je l'ai toujours pensé. Le problème, c'est que je tombe très vite amoureux, et j'en perds de vue les affaires.
Olav n'était finalement doué ni pour les braquages, ni pour le proxénétisme.
Il sera tueurs à gages.
[...] Ma première mission fut un Bergenois qui avait vendu dans la rue pour Hoffmann, mais qui avait pioché dans le chargement, l'avait nié et s'était mis à travailler pour le Pêcheur à la place. Il fut facile à trouver, les gens de Bergen parlent plus fort que les Norvégiens d'ailleurs, et les r grasseyés bergenois déchiraient les ténèbres nocturnes.
(Rappelez-vous les pointes d'ironie que Nesbø distillait dans ses romans sur la rivalité entre la provinciale Bergen et l'arrogante Oslo !)Mais voici que Hoffmann, le patron d'Olav, lui demande d'expédier (sous entendu ad patres) sa propre femme, oui, Corina la femme du patron.
Même si la demande est bien légitime (Corina est infidèle), Olav est bien embêté par cette nouvelle mission, pas facile à gérer, en dépit d'une grosse prime à la clé.
[...] La nouvelle mission que m'avait confiée Hoffmann me défrisait fortement. Il voulait que j'expédie sa femme.
[...] Tout me plaisait chez Corina Hoffmann. Tout, sauf son nom de famille.
[...] Je me sentais comme un gars qui est assis à une table de poker avec quatre mauvais perdants lourdement armés et naturellement suspicieux. Et on venait de me distribuer une main de quatre as. Parfois, les bonnes nouvelles sont si invraisemblablement bonnes qu'elles sont mauvaises.
Bien évidemment, Olav va tomber raide amoureux de la donzelle infidèle.
Et toujours bien évidemment, rien ne va se dérouler comme prévu.
On ne vous en raconte pas plus, cela n'aurait d'ailleurs pas grand intérêt ici : vous avez déjà vu ou lu cette histoire au moins une dizaine de fois, c'est le principe même de ce  ‘à la manière de ...’.
On peut ranger par exemple, ce bouquin juste à côté d'un autre coup de cœur : Il faut tuer Lewis Winter, de Malcolm MacKay.
Mais en bon écrivain, notre ami Jo a l'excellente idée d'épicer de quelques saveurs inattendues ce qui aurait pu n'être qu'un bel hommage aux anciens ou qu'un habile exercice de style.
Et en premier lieu on goûte la savoureuse personnalité d'Olav, le tueur à gages : dyslexique, nul en calcul, un gars qui évite de réfléchir.
[...] Je réfléchissais. D'ordinaire, j'essaie de m'en abstenir, ce n'est pas là une activité dans laquelle je vois un potentiel d'amélioration par la pratique, et, d'expérience, elle mène rarement à quoi que ce soit de bon.
Mais un gars qui lit Victor Hugo (pas facile quand on est dyslexique), qui s'intéresse à l'histoire de l'art, qui écrit des poèmes (encore moins facile, il faut patiemment remettre toutes les lettres dans le bon ordre) et qui cite les philosophes : Darwin, Hume, ...
[...] Darwin estimait qu'il n'existait que six expressions universelles du visage pour traduire les sentiments humains.
Et puis, cerise glacée sur le gâteau, après une tuerie apocalyptique, on découvre la dernière partie du bouquin : c'est elle qui justifie le coup de cœur, et dans tous les sens du mot.
Car l'auteur est un petit malin qui nous a promené par le bout du nez : histoire de tueurs sans pitié, humour au second degré, pastiche de polar hard-boiled, ... ouais, ouais, on avait bien sûr vu tout cela ...
Mais on avait un peu vite oublié que Jo Nesbø est coutumier des longues fausses pistes et tout cela cachait soigneusement une autre histoire, presqu'un autre bouquin et une très belle histoire ... d'amour. Et oui.
Allez, souhaitons que Jo Nesbø sache encore nous surprendre !
Un petit (150 pages) bouquin pour tous : pour les fans de Jo Nesbø qui ne seront pas déçus (même en l'absence d'Harry Hole), pour les fans de polars qui ne seront pas déçus ou tout simplement pour ceux qui veulent un bouquin facile, agréable, amusant et surprenant (et rafraîchissant) pour les plages cet été, et qui ne seront pas déçus non plus.


Pour celles et ceux qui aiment les tueurs dyslexiques.
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Cinoche : Le labyrinthe du silence


Vérité et Réconciliation.

1958-1963 : l'Allemagne est en pleine phase de reconstruction et réconciliation. Aucun pays ne peut vivre en permanence déchiré de l'intérieur (songez à des Histoires qui sont plus récentes mais aussi qui nous sont plus étrangères, comme celles des Commissions Vérité et Réconciliation de l'Argentine, de l'Afrique du Sud ou du Cambodge) et doit apprendre à dépasser son passé traumatisant.
« Est-ce vraiment utile que tous les jeunes Allemands se demandent si leur père est un meurtrier ? »
Les allemands (toujours habiles dans la construction de termes philo-politiques) parlèrent à cette époque de Vergangenheitsbewältigung, un concept qui recouvre à la fois la ‘gestion’, le ‘traitement’ et la ‘maîtrise’ du passé. Tout un programme.
C'est ce volet que Giulio Ricciarelli (de nationalité allemande, comme son nom ne l'indique pas) explore et met en scène dans le Le labyrinthe du silence.
Quinze ans après le spectacle organisé par les Alliés à Nuremberg en 1946, la justice allemande se met en branle et entreprend le procès de quelques ‘exécutants’ du camp d'Auschwitz (1) : leur procès s'ouvrira en 1963 à Francfort.
Celui d'Eichmann a lieu à Tel Aviv en 1961 : c'était le sujet du film Hannah Arendt.
Celui-ci n'est pas un film de plus sur la Shoah, ni un film sur Auschwitz (évoqué de manière très elliptique) ni même un devoir de mémoire (même si la séance est un rappel salutaire pour les jeunes générations).
C’est un film sur la parole, sur la nécessité de la parole, sur la difficulté de faire accoucher la nécessaire parole.
C’est un jeune procureur (une synthèse cinématographique de l’équipe des ‘vrais’ procureurs qui ont préparé le procès), enthousiasmé par sa mission judiciaire (il lit Marc Aurèle) et aveuglé par sa foi en un juste châtiment, qui va mener l’instruction à charge contre une vingtaine d’allemands (parmi 8.000)  qui officièrent à Auschwitz.
Il est d’abord obsédé par Josef Mengele (le bon docteur d’Auschwitz) qui lui échappera bien sûr, on le sait et on se rappelle l’excellent film de l’argentine Lucia Puenzo.
Mais tout au long du film, la pensée de notre jeune procureur va évoluer sous la houlette discrète de son mentor, le ‘vrai’ procureur général Fritz Bauer(2). D’origine juive, Bauer fut déporté dans les années 30 et vécut ensuite en exil dans les pays nordiques avant de revenir aux côtés de Willy Brandt.
Il avait compris qu’il n’existait pas de juste châtiment pour les crimes commis à Auschwitz (c’est d’ailleurs en raison de ses origines qu’il confia l’enquête à de jeunes procureurs bien blonds) mais il fit en sorte que ses compatriotes regardent en face leur passé traumatisant, à une époque où chacun s’efforçait d’oublier le plus vite possible les souffrances subies, pour quelques rescapés, ou l’inscription au Parti NZ, pour la plupart des autres. À une époque où les allemands préféraient se perdre dans les plaisirs du jazz et des fanfreluches et où les américains, après une dénazification un peu rapide, étaient pressés d’en découdre avec le nouvel ennemi soviétique.

Extraits (intéressants) d'un dossier pédagogique sur le film :
[…] De 1949, date de la création de la République fédérale, jusqu’en 2009, plus de 106 500 personnes ont fait l’objet d’enquêtes judiciaires pour crimes commis sous le nazisme, et plus de 6 500 ont été condamnées. À l’issue du procès de Francfort, sur les 22 accusés, six seulement ont été condamnés à la prison à perpétuité, la peine de mort n’existant pas en Allemagne.
Trois accusés ont été acquittés. Des responsables « bureaucratiques » du génocide ont été légèrement condamnés, voire pas du tout. Il est intéressant de rappeler que les peines requises contre des dirigeants et des agents du régime est-allemand après la réunification allemande ont été particulièrement sévères. Même si les crimes n’étaient pas comparables à ceux perpétrés à Auschwitz, les magistrats ouest-allemands ont prétendu ne pas vouloir « reproduire les erreurs » des procès de criminels nazis. Les crimes de bureau commis par des cadres de la RDA ont, par exemple, été bien plus sévèrement sanctionnés.
[…] La société allemande a finalement connu trois ruptures :
celle des années 50, celle de mai 1968 où les étudiants mettent en cause leurs propres parents pour leur implication dans le régime nazi et enfin celle qui se produit au tournant des années 80-90, où l’on assiste à un véritable changement générationnel. La génération qui a vécu la guerre prend sa retraite et ceux qui accèdent aux fonctions, nés pendant ou après la guerre, sont prompts à mettre en cause les générations précédentes de manière très nette. On assiste même à une sorte d’acharnement tardif contre les criminels nazis puisqu’aujourd’hui encore, en février 2015, une poignée d’employés des camps d’Auschwitz et de Majdanek – des vieillards pour la plupart – font l’objet de poursuites judiciaires.
Le film, très concentré sur son propos (la dernière image est celle de l’ouverture de la salle du procès de Francfort), le film est évidemment passionnant et tous les personnages sont au seul service des propos tenus.
Les horreurs d’Auschwitz ne sont évoquées ici que de manière très elliptique (mais c’est d’autant plus redoutable !) sans aucun spectaculaire, parce que ce n’est pas un film sur ces horreurs elles-mêmes mais sur la difficulté et à la nécessité de les évoquer, de les mettre en paroles, de les transcrire en minutes de procès(3).
À ce titre, la scène où s’enchaînent les témoignages du chœur de quelques rescapés, tout en musique (en chant, plus exactement) est absolument superbe.
Un montage nerveux, parfois elliptique, évite que l’on s’ennuie devant un académisme de façade.
En dépit d’images léchées (belle reconstitution des années 50, presque théâtrale), une très forte tension et un presque suspense imprègnent tout cela.
(1) - le procès de Francfort n'était pas tout à fait le premier procès 'entre allemands' : en 1958, dix membres des Einsatzgruppen (les unités chargées, à l'est, de liquider juifs, tsiganes et communistes), furent jugés à Ulm
(2) - c’est l’acteur Gert Voss qui lui prête ses traits ressemblants : en quelques scènes et quelques mots il réussit à incarner l’âme de ce film
(3) - cf. le personnage de la greffière


Pour celles et ceux qui aiment l’Histoire.
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Bouquin : Bleu catacombes

Polar saphique.

Tout à notre obsession de délaisser les rivages septentrionaux du polar nordique, tout enthousiasmé par notre exploration assez récente des côtes italiennes [1] [2] [3] [4] [5], on a bien failli tomber dans un piège mortel ...
Gilda Piersanti (une italienne installée en France) nous proposait une balade Bleu catacombes.
Celles de Rome bien sûr, qui ont une Histoire bien différente de celles de la place Denfert (1).
Le voyage avait l'air prometteur.
Il y a des livres qui dès les premières phrases, dès les premiers mots, vous accrochent et ne vous lâchent plus.
Et puis parfois, pas souvent heureusement, on tombe sur un livre comme celui-ci où, une fois lu le premier chapitre, on se dit : mais bon sang ! qu'est-ce que c'est que ce truc ? chez qui on est tombé ? c'est quoi cette arnaque ?
Comme bien souvent, ce premier chapitre s'ouvre ici sur la scène même du crime : ce sera là du grand guignol, bâclé et vulgaire, digne d'une partouze dans un club échangiste de province.
Miraculeusement, les quelques lignes suivantes auront sauvé la mise : il y est tout de suite question de Judith et d'Holopherne.
Longtemps le tableau de Gustav Klimt avait orné un mur de notre salon.
Intrigué, on poursuit alors quelques lignes. Finalement, les références à la peinture nous entraîneront plutôt du côté d'Artemisia Gentileschi dont le tableau est plus approprié à un polar sanglant que celui du père de la Sécession Viennoise.
Mais revenons au bouquin.
Un polar au féminin. Et c'est rien de le dire, vous allez voir.
C'est écrit par une dame, ça on avait vu.
Le flic est une fliquette.
Son adjointe est aussi une fliquette ... adepte des amours saphiques.
Du côté des victimes et des assassins ... vous verrez bien.
On a aussi noté les références au mythe de Judith et de sa servante : des féministes avant l'heure, qui trucidèrent Holopherne victime de son désir aveugle de mâle.
Et parmi toutes les peintures qui empruntèrent cette mythologie, l'auteure a retenu le tableau d'Artemisia Gentileschi qui est ... une peintresse(2).
Plus féminin que tout ça, tu meurs.
Si l'on écarte l'innommable premier chapitre (le premier crime), tout commence par la découverte d'une tête coupée (Judith, Holopherne, vous y êtes ?) dans les catacombes où les touristes viennent quêter un peu de fraîcheur en pleine canicule estivale.

[...] L’enquête débutait relativement à l’abri des pressions pour une affaire aussi extraordinaire que la découverte, à quelques dizaines de kilomètres de distance, de deux têtes coupées, dans des lieux aussi improbables que la cabine de plage d’un établissement chic de bord de mer et une galerie de catacombes fréquentée par les touristes.

Et comme on a affaire à des assassins ‘redoutables’, d'autres têtes vont encore tomber tout au long du bouquin !

[...] La seule pitié que nous pouvons vous accorder, c’est de vous laisser le choix de l’endroit où vous voulez qu’on retrouve votre tête. L’aquarium ? La terrasse ? Le congélateur de votre cuisine ? Je ne peux plus vous proposer les catacombes car ces derniers temps elles sont excessivement bien protégées par notre police nationale.

Quant à la morale de l'histoire, je répète pour ceux qui, endormis par la chaleur caniculaire, n'ont toujours pas compris :

[...] Elle avait probablement séduit Max dans le seul but de le décapiter, comme toutes ces Judith qu’il avait filmées des années durant. Max avait mis tant de Judith dans son lit qu’il avait fini un jour par rencontrer la vraie.

Alors, aiguillonné par ces histoires d'artistes maudits et de Judith(s), on continue cette lecture improbable d'un roman de série Z qui finalement, en dépit ou à cause de ses prétentions, ne rend guère honneur aux plaisirs saphiques et à la gente féminine.
Jugez plutôt du niveau où la prose de dame Piersanti tombe parfois :

[...] Mariella privilégiait surtout les nouveautés en matière de lingerie fine ; elle aimait les soutiens-gorge en mousseline de soie, organdi, satin, tulle illusion ou gaze impalpable, bordés de dentelles Chantilly, brodés de valenciennes ou semés de plumetis, mais elle ne méprisait ni le coton ni le lycra stretch.

Ooops !
Et encore, le pire est à venir :

[...] Dans le domaine sexuel, chacun a le droit de désirer qui il veut. Quant à l’objet du désir, je n’ai en fait que deux interdits majeurs : les enfants et la famille. Et les animaux, bien sûr !

Aaargh. Voilà bien une sentence dont tous les mots ont été soigneusement pesés et qui va certainement ouvrir grand les esprits et faire progresser les mœurs.
Finalement, au fil des pages, porté par l'intrigue artistico-policière, on finit par prendre tout cela au second degré, on s'amuse des maladresses répétées et insistantes de dame Piersanti pour instiller des évocations sulfureuses dans son bouquin. Ce n'est pas très gentil pour cette auteure qui ne nous voulait pas de mal (elle aime les animaux, on l'a vu) mais c'est bien hélas, la seule façon de cuisiner ce navet à la sauce italienne.
Un bouquin que vous pourrez donc abandonner sur les plages cet été.

(1) - même si un téléfilm français avec Patrick Chesnay a été adapté du roman et transposé dans les sous-sols parisiens
(2) - à qui il est arrivé des trucs pas cools : n'allez pas voir tout de suite sur gougoule, attendez un peu d'être arrivé à mi-parcours du bouquin.


Pour celles et ceux qui aiment les femmes qui aiment les femmes.
D'autres avis sur Babelio.

Bouquin : Le syndrome du pire

L'homme qui voulait être invisible.

Allez encore un énième polar nordique ! Et même suédois de Suède.
Voici Le syndrome du pire, de Christoffer Carlsson, vanté comme LE roman policier de l'année en Suède par l'éditeur français (Ombres Noires), qui nous le proposait dans le cadre de Babelio.
PNC aux portes, début de descente vers Arlanda.
À l'été 2013, une jeune droguée est assassinée dans un foyer, quelques étages juste au-dessous de l'appartement de Léo Junker.
Léo Junker est (ou était) flic. Flic aux Affaires Internes (oui, les bœuf-carottes, y'en a même en Suède).
Il était, car le voici en arrêt, dépression, cachets, alcool (absinthe : certains suédois savent vivre !), déchéance et perdition après une 'bavure' (que vous découvrirez en temps utile, on ne va pas quand même pas tout vous raconter !) où le pauvre Léo semble bien avoir été manipulé.
Mais bon, cette jeune femme, là dans son immeuble, ça le turlupine.
D'autant plus que très vite, un lien avec Léo est établi. Qui était-elle ? Et pourquoi ce lien mystérieux avec Léo ?
Les investigations se mettent lentement en place et alternent avec des chapitres sur l'adolescence de Léo.
Il a grandi à Salem, dans les barres d'immeubles d'une banlieue pas très chic de l'arrogante Stockholm.

[...] Pourquoi les jeunes n'auraient-ils pas une dent contre la police ?
- Je suis de Salem. Je sais ce que c'est.

Les flash-backs sur ces émois adolescents sont assez longs.
Léo et son meilleur ami Grim.
Léo et la soeur Julia de son meilleur ami Grim.

[...] Grim et moi pouvions parler de tout. Parler de tout sauf de Julia.

Hier comme aujourd'hui, Léo patauge et nous on piétine un peu.
Et puis à mi-chemin, on comprend que l'adolescence passée s'est mal terminée. Très mal.
Et bien sûr, on s'en doutait, un lien s'établit maintenant clairement entre la banlieue de jadis et le crime d'aujourd'hui.

[....] - Casse-toi d'ici pendant qu'il est encore temps, Junker.
J'ai un mauvais pressentiment.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Quelque chose va mal tourner. (Il me lâcha et commença à reculer). C'est cuit.

Contrairement à l'exotisme côtier qu'on évoquait dans L'heure trouble de Johan Theorin, ce bouquin citadin n'a en apparence rien de suédois : tout cela pourrait bien se dérouler dans n'importe quelle banlieue de n'importe quelle grande ville, de Los Angeles à Francfort.
Mais c'est peut-être aussi tout l'intérêt de ce bouquin que de nous montrer une Suède loin de tout exotisme et finalement très semblable à nos contrées.
On découvre également quelques pratiques souterraines intéressantes concernant ceux qui veulent se faire oublier et perdre toute trace de leur identité passée, à une époque où l'on se préoccupait plus des marques faites par ses tatouages que de ses traces laissées sur facebook. Le titre de la VO est d'ailleurs L'homme invisible de Salem. Le titre en VF occulte cet aspect.
Mais, on l'a dit, les retours sur la jeunesse passée de Léo, Grim et Julia, sont vraiment trop insistants et cassent le rythme d'un polar déjà guère trépidant : certes, tout cela contribue à tisser et l'intrigue et l'ambiance, mais ces digressions adolescentes sont vraiment trop longues. Dommage.
Heureusement l'écriture est solide et nous invite à suivre Léo jusqu'à un dénouement assez prévisible.
Sans esbroufe ni effets, C. Carlsson (jeune auteur trentenaire) nous a piégés dans une ambiance finalement très noire. Sa description de la société suédoise, tout au fond de l'arrière boutique, loin de la vitrine, est assez sinistre et il s'en dégage une sorte de déterminisme social et familial plutôt désespérant, auquel il semble impossible d'échapper.
En tout cas pas depuis Salem.
Et comme on l'a dit, aucun exotisme ne vient nous aider à tenir tout cela à distance pour nous protéger. Brrrr.
Certainement pas LE polar de l’année, mais ça se laisse lire.

Ce bouquin nous a été aimablement offert par l’éditeur Ombres Noires et Babelio.

Pour celles et ceux qui aiment les banlieues, les tatouages, les émois adolescents et les châteaux d'eau.
D'autres avis sur Babelio.