Cinoche : La loi du marché


L’insupportable vigilance

Insupportable.
La loi du marché, le film de Stéphane Brizé encore tout auréolé de ses palmes cannoises, est insupportable. Et ce n’est pas une hyperbole que de le dire.
Parce que ce n’est pas du cinéma.
Le réalisateur manipule de façon diabolique le spectateur par le truchement du remarquable (et remarqué à Cannes !) Vincent Lindon.
Lindon ne ‘joue’ pas un rôle, pas même un personnage (qui n’a quasiment pas de nom), et la promo du film a lourdement insisté sur le fait qu’il était le seul acteur professionnel du casting : cette star du cinéma français plongé au centre de la misère ordinaire, c’est nous, c’est le spectateur lui-même.
La caméra joue de la profondeur de champ et Vincent Lindon de son air un peu ahuri. Souvent filmé de dos ou de trois-quarts comme sur l’affiche, Lindon c’est ‘moi’, c’est mon regard sur ce qu’il voit.
Et ça, ‘je’ trouve ça insupportable. Car ce qui m’est donné à voir, c’est la machine à broyer qu’est devenue ‘ma’ société dans sa course sans fin vers toujours plus de profit : mécanique infernale du pôle emploi, mécanique infernale des institutions financières, mécanique infernale du système éducatif(1), …
Dans l'Europe d'en haut, celle des nantis (qui ne sont même pas évoqués dans le film : les nantis sont dans la salle et l'acteur Lindon est leur représentant sur l'écran), celle qui va au ciné en fin de week-end et qui blogue après monoprix, on préfère ne pas savoir ce qui se passe dans les rouages inférieurs même si on se doutait bien que ça broyait salement, on sentait bien quand même des à-coups de temps en temps, on entendait les soubresauts du moteur, on imaginait bien des dommages collatéraux.
Pour autant, Stéphane Brizé (au contraire d’un Ken Loach par exemple) ne donne pas un seul instant dans le pamphlet politique, l’indignation sociale, la démonstration indignée : non, ‘je’ suis plongé dans tout cela sans aucune distance. Il n’y a là aucun cinéma : pas de scénario, pas de personnage, …
Ce n’est même pas un documentaire où le regard du reporter m’apporterait sa propre distance.
‘Je’ suis seul plongé là en 3D, par le truchement de mon avatar, Vincent Lindon. À la limite du supportable, vraiment.
Car ce n’est que stress et angoisse qui sourdent mécaniquement de ces images d’apparence banale et a priori sans intérêt filmique.
La machine à broyer est en marche, un à un les rouages sans pitié ni humanité vont s’enclencher, ‘je’ suis malencontreusement tombé dedans et ‘je’ vois bien que ‘je’ ne m’en sortirai pas. Pas plus que ces pauvres gens (on a toujours besoin de plus démunis que soi) auxquels ‘je’ vais bientôt m’attaquer depuis que ‘je’ suis vigile de supermarché(2).
Ah : vigile de supermarché
Vincent Lindon est ‘mon’ œil et ‘mon’ regard, il est allé remplir son office de veille au cœur même du temple de la consommation qu’est le centre commercial.
Aucune échappatoire à tout cela : Vincent Lindon prendra la fuite avec le générique (son ‘personnage’ n’aura sans doute pas cette chance, on ne sait pas) et ‘je’ quitterai la salle en même temps que lui.
Mais ‘je’ ne suis pas sorti indemne de cette extraordinaire (au sens premier) expérience de non-cinéma : ‘je’ vais donc fuir moi aussi, critiquer les récompenses imméritées, crier à l’exagération manichéenne, fustiger le propos obscur, vilipender l’ennui de ce non-film, … bref, tout pour échapper à La loi du marché.
Mais si l’incendie gagne les hauteurs du centre de Rome, ‘je’ ne pourrais pas dire que le vigile ne m’avait pas alerté. 
(1) - ah, pôle, agence, institution, système … super, j’ai désormais plein de mots pour éloigner cette mécanique
(2) - l’héroïne de Ken Loach finissait elle-aussi par s’en prendre à plus démunis qu’elle même

Pour celles et ceux qui aiment ouvrir un œil, même timidement.
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