Bouquin : 14

Petite (légère) déception que cet Échenoz dont on est pourtant fan.
Il faut dire qu'après ses récentes livraisons (Courir et Des éclairs), notre auteur français préféré avait placé la barre très haut.
Et de plus, on vient juste de dévorer avec enthousiasme Peste & choléra d'un autre auteur (Patrick Deville) mais qui est de la même veine que les précédents cités.
Alors ce 14, au titre pourtant prometteur, avait la tâche difficile ... sans doute trop difficile.
Faut dire que le sujet n'est pas très enthousiasmant : on est en 14, 1914 évidemment, et les appelés partent avec entrain pour l'une des plus grandes boucheries de l'humanité.
Au pays vendéen, ils étaient deux, Anthime et Charles à tourner autour de la belle Blanche.
Mais les voilà donc partis vers les Ardennes avec deux ou trois autres conscrits, laissant Blanche derrière eux, seule pour mettre au monde son marmot.
Des quatre ou cinq amis partis avec entrain, combien reviendront ? Et en quel état ? On connait la musique militaire.
[...] Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas tellement l'opéra, même si comme lui c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux.
Et bien oui maître Échenoz, on ne comprend pas très bien où vous voulez en venir : le premier mouvement nous entraine dans les pas d'Anthime, Charles et leurs amis, ok. Le final remettra les pendules à l'heure, ok. Oui, mais entre ces deux temps, le développement de la guerre des tranchées nous aura laissés sur notre faim.
Alors il reste un petit bouquin échenozien de plus, la plume toujours aussi sûre. Et c'est toujours un régal que de se délecter de ces mots-là, même sur un sujet aussi sinistre que la Grande Guerre sur laquelle Échenoz jette un regard désabusé.
Car l'Histoire se répète n'est-ce pas, et l'homme est sourd à ses enseignements : Quatre-vingt treize(1), 14, ... et il y aura encore d'autres millésimes ...
 (1) - le bouquin d'Échenoz commence avec un hommage appuyé à Victor Hugo, reprenant une scène où le personnage "voit" le tocsin dans le lointain en devinant les cloches s'agiter avant de pouvoir en entendre le son - il avait des oreilles mais n'entendait pas 

Pour celles et ceux qui aiment les poilus.
Ces 124 pages datent de 2012 et sont publiées aux Editions de Minuit.

D'autres avis sur Babelio.

Cinoche : Arbitrage

La crise (re- et re-).

Encore la crise ... et c'est sûrement pas fini.
Arbitrage, c'est un peu Margin Call(1) côté famille, un peu la version comédie ou tragédie hollywoodienne.
Avec des stars : Richard Gere et Susan Sarandon, viellissantes comme on les aime.
Richard Gere est impérial en vieux lion des affaires, à croire que ce rôle n'attendait que lui et ses 63 ans.
La première partie du film nous le montre en vieux beau, impeccable, élégant, puissant, aux commandes d'une grosse affaire et d'une grande famille, on l'aime.
Puis on l'aime moins (on vous racontera pas).
Puis on l'aime encore moins, voire plus du tout.
Les masques tombent : la scène de ménage avec Susan Sarandon (toute en demi teinte), chacun de son côté du lit matrimonial aux draps de soie, est magistrale. Ces deux là étaient faits pour cette scène là.
Son affaire part en ..., ses histoires d'amour partent en ..., sa famille part en ..., tout part en ...
Le vieux lion, habitué à tout monnayer depuis American Gigolo et Pretty Woman, tente de résister dans la tempête financière et personnelle qu'il a lui même semée.
À demi patriarche, à demi tyran.
Après une mise en situation un peu rocambolesque, le film se faufile habilement entre thriller et comédie de moeurs et vaut surtout pour sa fin tout à fait immorale : les masques sont tombés mais la fête continue et chacun continue de faire bonne figure.
C'est ça la crise chez les riches.
Face aux riches, deux ou trois personnages dont Tim Roth, intéressant lui aussi en flic teigneux, façon pittbull.
Monté comme un polar, tout l'intérêt du film est de nous balader entre ces différentes postures : Richard Gere est agréable et suscite l'empathie ... sauf lorsqu'on se met à le haïr, Tim Roth est acharné au-delà du raisonnable ... mais on voudrait bien qu'il réussisse, Susan Sarandon est effacée ... jusqu'à tirer habilement son épingle du jeu, etc. Tout est en clair-obscur, parce que tout le monde est compromis et que la fête continue et qu'il faut toujours et encore faire bonne figure.
Alors arbitrage ? Et bien la recommandation de l'agence de notation BMR&MAM sera “titre sous-évalué, acheter”.

(1) - il est d'ailleurs fait allusion au fameux "margin call"

Pour celles et ceux qui aiment les vieux lions.

Bouquin : Hiver


Début de l'hiver et fin du monde.

Il n'aura échappé à personne qu'en ce 21.12.12 nous sommes officiellement au début de l'hiver (un hiver commencé déjà depuis plusieurs semaines) et à la fin du monde (une fin elle aussi commencée, et depuis plusieurs années).
Alors bien sûr ce blog (un blog commencé depuis plusieurs années) ne pouvait pas ne pas marquer cette date historique, non pas d'une pierre blanche mais d'une grosse boule de neige : après le dernier des lapons et après avoir déjà lu et chroniqué le Bonhomme de neige de Jo Nesbo, ce sera donc avec ce billet sur Hiver un polar du suédois Mons Kallentoft.
Oui, encore un polar suédois, décidément quel filon pour les (ré-)éditeurs français !

Nous voici donc à Linköping (prononcer lin'cheuping, un peu à la chinoise) une grosse ville de Suède, un peu au sud de Stockholm (Linköping, d'où Mons Kallentoft est originaire).
Le bouquin commence naturellement très fort : la Suède connaît l'un de ses hivers les plus rigoureux (je vous dis pas) et on découvre le cadavre nu d'un gros bonhomme pendu à un arbre, lacéré de coups de couteau.
D'emblée on plonge dans la vie quotidienne de la brigade criminelle de Linköping et l'auteur laisse entrevoir les fêlures qui fragilisent chacun de ses personnages (ce bouquin est le premier d'une série).
À commencer par l'héroïne, Malin Fors, une commissaire douée pour les enquêtes ... c'est-à-dire qu'elle est séparée, mère d'une adolescente pas toujours facile et avec un penchant un peu trop marqué pour faire pencher la bouteille le soir, après le dur labeur.
D'entrée on est un peu rebuté par l'écriture de Mons Kallentoft : de petites phrases courtes et sèches, peu de dialogues mais beaucoup de “voix intérieures” (même le mort ‘parle’ !), cela donne une lecture hâchée, très peu fluide et c'est bien dommage.
À mi-parcours, malgré cette lecture peu agréable, on se laisse quand même prendre par les descriptions très “sociales” de cette Suède que l'on connaît si mal : on se croirait au fin fond de l'Iowa ou de l'Illinois.
Les descriptions des différents milieux socio-culturels de la région sont instructifs (on a presque droit à un panorama de l'immobilier et de l'urbanisme local) même si le lecteur français manque évidemment de repères et de références au pays des usines Saab.
– Alors ?
La vieille fixe d'abord Malin, puis Zeke. Ce dernier n'est pas troublé, au contraire il a un léger sourire lorsqu'il entre dans la pièce et annonce :
– Nous sommes ici en raison du meurtre de Bengt Andersson. Il était l'un des témoins interrogés dans le cadre de l'enquête sur le viol de votre fille Maria.
Et malgré l'horreur des faits qu'il décrit, Malin sent comme une chaleur dans son cœur. C'est comme ça que ça doit être. Zeke n'a absolument peur de rien et tire dans le nid de guêpes. Se fait respecter. Je l'oublie parfois, mais je sais pourquoi je l'admire.
Autour de la table, tout le monde reste impassible. Jakob Murvall se penche en avant, saisit un paquet de Golden Blend sur la table et en tire une cigarette qu'il allume aussitôt. L'un des bébés pleurniche.
– Nous ne savons rien là-dessus, dit la vieille dame. Pas vrai les garçons ?
Les frères attablés secouent la tête.
– Rien, dit Elias en ricanant. Rien du tout. 
Au final, en dépit de l'étiquette polar nordique, on est bien loin, très loin, de la catégorie des Mankell, Nesbo et autres Indridason.
Il faut plutôt ranger Mons Kallentoft aux côtés de Karin Fossum par exemple, pour les voix intérieures, ou de Asa Larsson pour le froid et les célébrations sectaires.
Mais pas sûr qu'on repique l'hiver prochain (si la fin du monde n'est pas encore terminée) pour une autre enquête aux côtés de Malin Fors.

Pour celles et ceux qui aiment les polars suédois.
C'est le Serpent à plumes qui édite cet ouvrage qui date de 2007 en VO et qui est traduit du suédois par Max Stadler et Lucile Claus

Bouquin : Le dernier lapon

Vive le vent d'hiver.

Allez, c'est la saison.
Voici Le dernier lapon d'Olivier Truc, tout récemment paru chez Métailié, histoire de finir l'année littéraire de manière bien sympathique.
Polar ethnique(1), thriller nordique, la bande annonce est alléchante, d'autant que le réalisateur, Olivier Truc, est un journaliste français correspondant du Monde à Stockholm.
Abreuvés que nous sommes de littérature nordique depuis plusieurs années, on sait qu'il ne faut plus parler des lapons mais des sames ou des samis (voir Kerstin Ekman par exemple) et que ces gens peu frileux constituent la dernière population aborigène d'Europe.
Olivier Truc nous emmène sur les traces des ski-doo de deux flics de la Brigade des rennes, là haut, tout en haut, à Kaütokeino, là où Norvège, Suède et Finlande(2) s'enchevêtrent par dessus ce qui était la Laponie, là où chaque année le soleil disparaît pendant quelques semaines.
[...] Demain, entre 11 h 14 et 11 h 41, Klemet allait redevenir un homme, avec une ombre. Et, le jour d'après, il conserverait son ombre quarante-deux minutes de plus. Quand le soleil s'y mettait, ça allait vite.
[...] Un jour, il avait emmené Aslak au sommet d'une montagne. Elle n'était pas très haute. Son sommet était plat. Mais, d'en haut, on pouvait voir les autres montagnes, à perte de vue. Aslak avait appris à aimer ces montagnes ce jour-là quand son grand-père lui avait dit : "Tu vois Aslak, ces montagnes, elles se respectent les unes les autres. Aucune n'essaye de monter plus haut que l'autre pour lui faire de l'ombre ou pour la cacher ou pour lui dire qu'elle est plus belle. On peut toutes les voir d'ici. Si tu vas sur la montagne là-bas, ce sera pareil, tu verras toutes les autres montagnes autour." Jamais son grand-père n'avait autant parlé. Sa voix était calme, comme toujours. Un peu triste peut-être. "Les hommes devraient faire comme les montagnes", avait dit le vieil homme. Aslak ne disait rien.
Klemet est same et connaît bien les éleveurs de la région. Nina est une jeune fliquette blonde fraîchement débarquée du sud(3). Elle n'en connaît pas beaucoup plus que nous sur les lapons, ce qui permet à Olivier Truc de déployer beaucoup de pédagogie pour nous instruire sur les us et coutumes de ce peuple. Un peu trop de pédagogie d'ailleurs, c'est dommage, ce qui, avec l'écriture très standard, fait de ce bouquin, certes un livre passionnant et instructif mais pas encore de la bonne et belle littérature.
À Kaütokeino, un tambour sacré est dérobé dans un musée local. Un de ces tambours que dans les années 1700, les pasteurs évangéliques s'évertuaient à brûler (parfois avec les chamanes tant qu'à faire) pour éradiquer la sauvagerie et le paganisme(4).
[...] Pendant des décennies, les pasteurs suédois, danois et norvégiens nous ont pourchassés pour confisquer et brûler les tambours des chamans. Ça leur faisait peur. Pensez donc, on pouvait parler avec les morts ou guérir. Ils en ont brûlé des centaines, des tambours. Il en reste à peine plus d'une cinquantaine dans le monde, dans des musées à Stockholm ou ailleurs en Europe. Et même chez des collectionneurs. Mais aucun chez nous, sur notre propre terre. Incroyable non ! ? Et là, enfin, ce premier tambour était revenu. Et on le vole ? C'est de la provocation !
[...] Vous savez que ce tambour est spécial, c'était le premier à revenir de façon permanente en Laponie. Je ne suis pas lapon mais, pour les Lapons, c'est apparemment important. C'est important pour toi, Klemet ? Tu es le seul Lapon ici.
- J'imagine, oui. Enfin je sais pas, dit-il, l'air un peu gêné.
- En tout cas, ça fait un sacré ramdam. Les Lapons crient qu'on leur vole à nouveau leur identité, qu'on les discrimine encore et toujours, etc. À Oslo, ça les énerve, évidemment, surtout qu'une conférence importante de l'ONU sur les populations autochtones se tient dans trois semaines et que nos amis lapons sont comme vous le savez tous par cœur notre chère population autochtone à nous. On t'a appris ça à l'école de police, Nina ? Ça m'étonnerait. Bref, ça les rend nerveux nos amis d'Oslo, ils aiment bien passer pour des premiers de la classe à l'ONU, surtout avec tout le pognon qu'on leur file, et ils ne voudraient pas se faire taper sur les doigts pour une histoire de tambour.
Puis c'est le cadavre d'un éleveur de rennes que l'on retrouve avec les oreilles découpées (comme celles des bêtes que les éleveurs se volent entre eux et dont il faut faire disparaître les marquages).
Malédiction ancestrale qui planerait encore sur ce tambour sacré ? Exaspération socio-politique dans cette région où, malgré le froid, fermente le racisme envers les autochtones ? Règlement de comptes entre éleveurs dans cette toundra où il devient de plus en plus difficile de vivre ? Appât du gain à l'heure où les grandes compagnies minières voudraient bien faire main basse sur un sous-sol prometteur ?
[...] - Tu as entendu à la radio nationale ? Ils disent que ça pourrait être l'extrême droite, voire même des laestadiens d'ici. Ils disent que l'extrême droite veut empêcher les Lapons de renforcer leur identité avec le tambour, et les laestadiens veulent empêcher que les Lapons soient à nouveau tentés par leur ancienne religion.
- Je sais. Cela fait des motifs, pas des preuves.
- C'est quoi ces laestadiens ? Nous n'en avons pas dans le Sud.
L'air très détendu, Klemet leva son verre en direction de Nina.
- Santé.
- Santé, dit Nina.
- C'est une secte luthérienne. Le milieu dont je suis originaire.
Autant de pistes à explorer, où tous ces éléments de contexte sont minutieusement décrits par Olivier Truc et, on l'a dit, c'est passionnant et instructif.
Bref, un demi-coup de coeur : pas pour le côté littéraire (l'écriture est trop standard), pas pour le côté polar (l'enquête n'est qu'un prétexte), mais pour le volet ethno-socio-géo-politique. À lire comme un avant-goût de voyage et qui sait, peut-être qu'un jour nous aurons assez de courage pour aller passer quelques semaines au coeur de l'hiver lapon.


(1) - bien sûr il y a les incontournables navajos du regretté Tony Hillerman, mais également les mongols de Sarah Dars par exemple
(2) - et Russie aussi, mais là la communication passe encore mal
(3) - du sud de la Norvège hein,  faut relativiser, mais là-haut ça suffit et cette jeune et blonde fliquette [mais futée quand même, hein] fournit à Olivier Truc le regard extérieur (le sien, le nôtre) dont il a besoin pour nous promener chez les lapons
(4) - toute ressemblance avec d'autres colonisations où l'Eglise fut le bras armé de la couronne serait purement fortuite

Pour celles et ceux qui aiment les polars ethniques.C'est Métailié qui édite cet ouvrage qui date de 2012.D'autres avis sur Babelio et celui d'Hannibal.

Cinoche : Killing them softly


Fin du rêve américain.

Il y a eu l'assaut terroriste du 11 septembre, il y a eu l'assaut des éléments avec Katrina, mais c'est miné et sapé de l'intérieur, que le rêve américain s'est écroulé avec la faillite des banques et la crise des subprimes. Fin de la récré.
Le film d'Andrew Dominik s'ouvre (et se déroulera) dans des décors désolés et désolants : parkings ventés où volent les ordures, ponts autoroutiers déserts, rues pluvieuses, c'est la fin du monde. La fin du rêve américain.
Dans ce décor flippant, deux ou trois petites frappes, des loosers égarés entre deux séjours en taule, vont rafler la mise dans un tripot clandestin.
Le syndicat du crime n'entend pas laisser l'affaire impunie et Cogan (Brad Pitt) est chargé de remettre un peu d'ordre. À sa manière(1) puisque Cogan n'aime pas mettre du sentiment dans ce genre d'affaires (ça braille, ça supplie, ça se pisse dessus, ...) et préfère les tuer doucement (Killing them softly), de loin.
Le casse du tripot clandestin a mis à mal les affaires de la mafia et même dans le crime c'est la crise : Cogan devra négocier âprement ses tarifs.
Cette crise omniprésente est la toile de fond de cette toile et tout au long du film on écoute (télé, radio) des extraits des discours de la campagne d'Obama. L'Amérique est un seul pays, un seul peuple nous dira Obama quand Brad Pitt reprendra : L'Amérique n'est pas un pays, c'est un business.
Construit autour de dialogues à haute tension(2), où le cinéphile averti pourra redécouvrir toutes les subtiles déclinaisons du mot fuck, le film est noir. Ou plutôt gris foncé, c'est encore pire.
Aucun des personnages ne peut prétendre allumer une lueur d'avenir ou même d'espoir : les loosers à l'initiative du casse se shootent à qui mieux mieux et n'ont rien trouvé d'autre que des chiens à trafiquer, le patron du tripot avait déjà simulé son propre braquage auparavant, l'avocat mafieux qui commandite le règlement de comptes ressemble plus à votre agent d'assurance qu'au parrain, et le collègue de Cogan picole tellement que Brad Pitt doit se taper tout le boulot, ...
À la télé, la campagne électorale bat son plein : c'est la faillite du monde bancaire en particulier, du monde de l'argent et donc du monde américain en général. Et dans la rue tout fout le camp.
Rien de trépidant (à part le passage à tabac très violent de Ray Liotta) dans ce thriller qui n'en n'est pas vraiment un.
Le film souffre de quelques maladresses, quelques effets répétitifs, quelques ralentis un peu appuyés, quelques longueurs (la scène du shoot par exemple), mais globalement on se laisse imprégner par la grisaille ambiante jusqu'à faire sien le regard désabusé (le mot est faible) de Brad Pitt et Andrew Dominik sur les États-Unis des années 2010 : c'est l'Amérique post-subprimes.
(1) - c'est presque le titre du bouquin original qui date de 1974 : L'art et la manière, de George V. Higgins
(2) - dialogues apparemment fidèles au bouquin

Pour celles et ceux qui aiment les tueurs désabusés.

Cinoche : Argo

Au commencement était l'Iran.

La mode est aux histoires inspirées d'histoires vraies, si possible avec de l'Histoire dedans.
Argo (de Ben Affleck) en rajoute encore avec tout ça, et en plus le film dans le film(1).
En 1979, l'Iran connaissait l'une de ses révolutions(2), trente ans avant d'autres pays de l'islam.
Les États-Unis étaient, as usual, voués à la vindicte populaire et quelques ressortissants US trouvaient refuge chez l'ambassadeur canadien.
La CIA se chargera de les exfiltrer avec une opération rocambolesque, maquillée en vrai-faux tournage de film (même Hollywood s'y était laissé prendre), une histoire à peine crédible, impensable comme scénario de film, ... sauf qu'elle est vraie.
Voilà, de toute façon on sait déjà tout, c'est le propre des histoires vraies mais Ben Affleck arrive à créer et entretenir la tension crescendo, tout en nous promenant dans les bureaux de la CIA ou les couloirs du gouvernement, dans les studios d'Hollywood et bien sûr dans le bazar iranien : Téhéran est plutôt bien filmée(3), ville sous haute tension, manifestations de rues anti-US, traîtres pendus aux grues, foule à l'assaut de l'ambassade US, brrrrr....
Ce qui mérite le détour par ce film, c'est la reconstitution minitieuse de l'époque (costumes, coiffures, ...) et de cet épisode peu glorieux de la géopolitique états-unienne.
Il y est clairement expliqué que les faucons US jouent depuis des années avec le feu : à peine en ont-ils fini avec ce Shah qu'ils avaient installé sur le trône iranien que les voici déjà en train d'armer les talibans en Afghanistan.
On connaît mieux la suite mais Ben Affleck nous ramène à la genèse de tout ce foutoir ...
Ça se laisse regarder sans déplaisir et la leçon est salutaire, avant que l'Iran ne retrouve bientôt le devant de la scène géopolitique.
(1) - en guise de pré-générique on a même droit à un résumé de l'Histoire de l'Iran sous forme de story-board !
(2) - après un bref épisode démocratique, si, si, Ben Affleck nous le rappelle ! Ce que Ben Affleck ne dit pas c'est que Khomeiny qui prendra le pouvoir, rentrait de France où il était en exil !
(3) - tournage (celui du vrai film) à Istanbul nous dit-on

Pour celles et ceux qui aiment les beaux bruns ténébreux des années 70.

Cinoche : Populaire


L'amour à la machine.

Comédie romantique ou conte de Noël, voici Populaire de Régis Poinsard(1) avec Romain Duris (qui joue Romain Duris) et surtout l'éclatante, la ravissante, la charmante, la [stop] ... Déborah François qui joue une sympathique jeune femme de province (papa est épicier dans un bled à côté de Lisieux(2), c'est dire ...) qui ne rêve, comme toutes les jeunes filles de 1959, que de devenir “moderne”.
Telle Cendrillon, la jeune Déborah Fançois va être repérée par le prince charmant qui saura détecter en elle une maladresse notoire pour les tâches de secrétariat et une adresse vertigineuse pour taper à la machine.
Ce Pygmalion va tenter d'en faire une championne puisque, bien avant la Formule I, les firmes concurrentes (le franc-comtois Japy, l'américain IBM) se faisaient la course pour doper leurs ventes de machines.
Alors qu'est-ce qui fait le charme irrésistible de ce film (à part Déborah François) ?
Ce n'est peut-être pas le contexte historico-économique de ces machines, avant-garde de l'armée de claviers qui a désormais envahi notre quotidien(3).
Ce n'est peut-être pas la nostalgie de la fin des années 50(4).
Ce n'est peut-être pas l'histoire d'amour entre la gentille secrétaire et l'assureur prétentieux.
Mais c'est assurément la fraîcheur et la simplicité du film, de son histoire, de son actrice, et l'intelligente et charmante auto-dérision qui baigne tout cela(5) : on sourit (et on rit) du début à la fin, emporté par le rythme, l'effronterie ingénue de Déborah François ... et la course folle des touches de ces merveilleuses machines à écrire ...
C'est aussi un film pour tous les parents qui vivent dans l'angoisse et la crainte de voir leur prochain nouveau-né apparaître avec des pouces hypertrophiés, préfigurant ainsi la future race des Blackberrius Hominus : en effet, le film montre dans les années 60, les derniers Homo Sapiens se peindre les ongles de différentes couleurs assorties à celles du clavier, pour apprendre à taper plus vite. Mais la génétique et l'histoire auront bientôt raison de ces vaines et dérisoires tentatives de survie.
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(1) - dont c'est le premier film ! 
(2) - seul événement notable depuis sainte Thérèse : le débarquement américain ... 
(3) - évidemment, MAM & BMR ont grandi avec ces machines, bientôt dépassées par la race supérieure des machines IBM à boule avant que ne surviennent les Olivetti à écran et mémoire. Mais tout cela c'était bien avant le terminator et le traitement de texte 
(4) - même si on a joué à reconnaître les objets ou les meubles : ô tiens, là, la cocotte jaune sur la table, j'ai eu la même ! 
(5) - à commencer par le titre du film


Pour celles et ceux qui aiment les années 60.

Bouquin : Peste & choléra

Géotrouvetout en Indochine.

 Ah que voici une bonne pioche de MAM : Peste et Choléra de Patrick Deville.
Disons le tout net, on adore.
C'est frais, lumineux et intelligent. On croirait du Echenoz. Le meilleur d'Echenoz, celui des biographies comme celle de Zatopek ou celle de Tesla.
Car il est encore question de biographies romancées, de Vies comme dirait Patrick Deville.
La “Vie” dont il est question ici, c'est celle d'Alexandre Yersin.
Comment vous ne connaissez pas ? Nous non plus.
Enfin, jusqu'à il y a peu, car depuis ce petit bouquin on sait tout ou presque de ce petit suisse(1) qui aura inventé (excusez du peu) : le sérum contre la peste (la Yersinia Pestis, c'est lui) ou la culture intensive du caoutchouc pour les pneus Michelin.
Car Yersin est un touche-à-tout de génie. Il ne tient pas en place, après avoir grandi à l'ombre de Pasteur, le voici qui ne rêve que de marcher dans les traces de Livingstone. Se lassant très vite une fois la chose découverte, pressé de passer à autre chose.
Au cours ce petit bouquin, on croisera (outre déjà ces deux là) : Paul Doumer, le Dr. Schweitzer, Céline(2), Rimbaud, et même Serpollet, l'inventeur des moteurs qui feront la fortune de MM. Renault et Peugeot.
Car Yersin s'intéresse à tout : microbiologie, astronomie, botanique, ethnologie, mécanique, ...
[...] Comment il a découvert le bacille et vaincu la peste. Quitté la Suisse pour l'Allemagne, l'Institut Pasteur pour les Messageries Maritimes, la médecine pour l'ethnologie, celle-ci pour l'agriculture et l'arboriculture. Comment il fut en Indochine un aventurier de la bactériologie, explorateur et cartographe. Comment il parcourut pendant deux ans le pays des Moïs avant de gagner celui des Sandangs. [...] Comment il devint le roi du caoutchouc et le roi du quinquina.
Il sera le premier à importer une automobile en Indochine.
Car c'est en Indochine qu'il trouvera un havre de paix, fuyant les folies guerrières de 14 et 40.
[...] La campagne de France vient de faire en quelques jours deux cent mille morts, c'est le bilan d'une épidémie, celle de la peste brune.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifLe bouquin de Patrick Deville est magique : enlevé, frais, virevoltant, ... il nous emmène sur les traces de cet esprit touche-à-tout et après avoir parcouru à grandes enjambées la Vie de Yersin, on a l'impression d'être plus intelligent.
Car on y fréquente les esprits les plus fins de l'époque (on en a déjà cité quelques uns).
[...] Des scientifiques lettrés qui savent qu'amour, délice et orgue sont féminins au pluriel.
Des esprits avides de modernité et de découvertes.
Cela nous vaut quelques très belles pages sur les découvertes scientifiques.
Comme celles justement du bacille de la peste à Hong-Kong pendant l'épidémie de 1894 qui ravage la Chine : sur fonds douteux de rivalités scientifiques et de conflits politiques, les japonais s'arrogent (avec la complicité des anglais) le meilleur labo, le meilleur matériel ... et les meilleurs cadavres. Le franco-suisse Yersin se trouve relégué en arrière-plan. Sans autoclave moderne, il n'atteint pas les bonnes températures pour cultiver les souches des microbes.
C'est donc le japonais Kitasato qui va découvrir ... ce qui s'avère n'être qu'un streptocoque.
Et c'est bien finalement Yersin qui découvre le bacille de la peste, puisque le microbe se développe à une température qui n'est pas celle-là où on l'attendait !
De très belles pages également sur la naissance de l'Institut Pasteur et des Instituts Pasteur à travers le monde colonial. Sur ces découvreurs qui, même pas médecins, vont révolutionner la médecine pour longtemps.
À l'époque, ils avaient encore à lutter contre les créationnistes qui n'avaient encore jamais vu un microbe.
[...] Contre lui depuis plus de vingt ans, les tenants de la génération spontanée jaillissent comme par miracle. Il défend que rien ne naît de rien. Mais alors Dieu. Pourquoi tous ces microbes et nous les avoir cachés pendant des siècles.  [...] Pasteur comme Darwin. L'origine des espèces et l'évolution biologique, du microbe jusqu'à l'homme, contredisent les textes sacrés.
Bref, c'est toute une Histoire en raccourci, un nouveau plaisir à chaque page.
Et puis il y a l'écriture. La prose de Patrick Deville rappelle celle d'Echenoz : des petites phrases courtes et sèches, un humour décalé, de la belle langue. Un délice.
MAM avait eu la main heureuse avant que Patrick Deville ne décroche le prix Femina (bien mérité).
Jusqu'ici vous ignoriez sans doute tout d'Alexandre Yersin : il est grand temps de combler cette lacune !
Quant à nous, puisque le Vietnam sera sans doute de nouveau bientôt au programme, Patrick Deville nous aura donné l'envie irrépressible de faire le détour par Nha Trang.

(1) - petit pays qui, outre notre amie Aline, nous aura donné le secret bancaire et le vaccin contre la peste donc
(2) - que l'on découvre donc microbiologiste à l'Institut Pasteur !

D'autres avis sur Babelio    
Pour celles et ceux qui aiment les Vies.
Ces 220 pages datent de 2012 et sont publiées chez Seuil.

Cinoche : Royal Affair

Que les lumières soient.

À l'heure où 2013 et notre XXI° siècle semblent s'ouvrir sur des horizons de moins en moins éclairés, voici un film salutaire qui nous conte comment le siècle des Lumières connut lui aussi des moments difficiles : Royal Affair du danois Nikolaj Arcel.
Un film qui nous change utilement des thrillers 100% actuels et des comédies 100% contemporaines, puisque nous voici projetés au XVIII° siècle, au Danemark et avec des acteurs quasiment inconnus(1) : c'est dépaysant.
L'histoire sort des manuels d'Histoire ... danois : quelques années trop tôt avant la révolution qui fit trembler l'Europe, la jeune épouse (anglaise) du jeune Roi du Danemark (Christian VII) s'amourache du médecin de la cour, un allemand qui lit Voltaire et Rousseau. Le jeune Roi Christian, écrasé par les devoirs d'une charge qu'il n'a pas choisie, supporte mal la pression de la cour et joue au fou(2). Tous trois vont secouer la cour et tenter de faire passer quelques réformes salutaires car en ce temps-là il y avait quelque chose de pourri au Royaume du Danemark(3) comme à beaucoup de cours européennes.
On ne vous raconte pas la suite (disponible dans tout livre d'Histoire ... danois) pour préserver un peu de suspense, mais tout l'intérêt du film tient dans la destinée de ces trois-là qui, un peu avant l'heure, voulaient allumer quelques lumières dans le ciel danois ...
Pour toutes ces raisons (acteurs et exotisme danois, costumes et châteaux d'époque, prémisses difficiles des révolutions, ...), le film de Nikolaj Arcel est très certainement le film de Noël à voir
... et Véro fut de très bon conseil !
(1) - MAM est absolument persuadée d'avoir déjà vu Mads Mikkelsen au ciné, mais elle est manifestement sous le charme de sa belle gueule et ça m'étonnerait qu'elle se souvienne réellement de son apparition fugace dans Casino Royale.
(2) - même s'il n'a pas la gueule de Mads Mikkelsen, il faut saluer la prestation de Mikkel Boe Folsgaard qui réussit à donner beaucoup de crédibilité à ce rôle difficile et qui incarne un trop jeune roi partagé entre vraie folie et faux-fuyants.
(3) - la citation de Shakespeare est habilement éludée

Pour celles et ceux qui aiment les costumes d'époque.

Bouquin : La tour d'arsenic

Quand les mères n'étaient pas à la fête.

On avait découvert la norvégienne Anne Birkefeldt Ragde avec Zona Frigida qu'on avait beaucoup aimé et on s'était dit que le bouquin suivant mériterait certainement un petit cœur ...
C'est chose faite.
Pourtant voilà bien un roman différent : autant Zona Frigida était plein d'humour (noir), autant La tour d'arsenic tient plus de la sombre saga familiale(1).
Trois ou quatre générations de femmes scandinaves défilent : un siècle de condition féminine.
Un siècle qui ne fut sans doute pas le meilleur.
À tel point que l'amour maternel doit parfois, sauter une ou deux générations.
Le bouquin s'ouvre sur l'annonce du décès de la grand-mère Malie.
[...] Ma mère me téléphona pour m'annoncer la nouvelle :
- Maman est morte.
Puis elle se mit à rire. Longuement. Un rire sonore et rude, entrecoupé de respirations.
- Grand-mère est morte ?
- Oui ! Ce n'est pas formidable ?
La mère Ruby, jubile.
La fille Thérèse, pleure une grand-mère qui l'aimait plus que sa propre mère.
Et Anne B. Ragde va nous emporter dans les recoins sombres du passé, nous faire découvrir peu à peu (le bouquin est particulièrement bien construit) toute l'histoire de ces femmes du nord.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifÇa se lit presque comme un thriller à suspense et, avide de découvrir les secrets de chacune de ces femmes, on dévore ce gros bouquin sans pouvoir le lâcher : d'emblée on comprend que Ruby se réjouit de la mort de sa mère qui ne l'aura jamais aimée et encore moins désirée. Malie était chanteuse de cabaret et sa carrière fut brisée par la venue de Ruby qui se trouvera à son tour bien incapable d'apporter un peu d'amour à sa propre fille. Et l'histoire est forte et âpre et dure, et l'on veut tout savoir de ces femmes, comment Malie est devenue chanteuse de cabaret, de qui est née Ruby, pourquoi Thérèse se prénomme ainsi, ...
Le grand-père aura droit lui aussi à quelques pages : c'est lui qui peignait le bleu sur la porcelaine, le bleu de cobalt obtenu dans les fours à arsenic. Mais s'il est un peu question d'arsenic, il n'est malheureusement pas question de dentelles et c'est dans le sang des femmes et des mères que coule le poison : le sang des douleurs menstruelles, le sang des accouchements difficiles et celui des avortements clandestins, ...
[...] En danois, une tâche de naissance se dit modermoerke, “marque de la mère”. La naissance, de ce fait, lui est d'avantage associée.
Lorsque le décès de la grand-mère survient, Thérèse est maman d'un petit garçon : le fil de l'héritage maudit semble enfin rompu et on espère sincèrement qu'il sera plus facile d'être mère dans ce nouveau siècle qu'au cours du précédent.

(1) - on ne lit pas dans l'ordre : La tour d'arsenic est son dernier roman (d'où sans doute, cette écriture très sûre) et il faudra qu'on se plonge dans la trilogie des Neshov, une autre saga, celle qui a rendue célèbre Anne B. Ragde


Pour celles et ceux qui aiment les mères. 
Balland édite ces 522 pages qui datent de 2001 et qui sont traduites du norvégien par Jean Renaud. 
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