Bouquin : Qu'attendent les singes


L'arabe du futur.

Je ne sais trop pour quelle raison nous ne sommes guère coutumiers des bouquins de Yasmina Khadra (notre dernière lecture remonte à 2008 !) mais c'est certainement l'un des rares sinon le seul écrivain à nous attirer sur l'autre rive de la mer intérieure.
Pourtant sous le pinceau de Khadra, l'Algérie prend souvent des teintes désespérées et sombres, très loin de l'espoir que pourrait laisser poindre le vert du drapeau national ou du patronyme de l'auteur.
Qu'attendent les singes peine un peu à démarrer : Khadra place ses pions un par un et se laisse aller à quelques diatribes amères, quelques pamphlets un peu appuyés, emporté par son louable enthousiasme de prédicateur.
Alger est un marigot nauséabond et fangeux où claquent les mâchoires des vieux crocodiles cannibales, échoués après le reflux de la vieille Révolution.
C'est dans les tons amers et désabusés que l'auteur nous brosse le portrait d'une Algérie rongée par la prévarication, la violence (l'ombre de la 'décennie noire' obscurcit toujours le tableau) et la corruption.
[...] Un pays où l'on est fier de corrompre et d'être corrompu.
[...] Un pays où les décideurs s'évertuent à construire une villa à leurs rejetons là où il est question de leur bâtir une nation.
[...] En Algérie, on n'a pas à faire, on fait des affaires.
[...] Comment expliquer que, malgré ses richesses inestimables, l'Algérie demeure pauvre en rêves et en ambitions et crapahute à la traîne des nations ?
— Tu ne vas peut-être pas me croire, mais j'ai de la peine pour notre patrie.
— On n'a que le pays qu'on mérite, Eddie. Il ne s'agit pas de fatalité.
— Je t'assure que j'ai peur pour les générations de demain.
— Elles s'en remettront.
[...] Le pouvoir est une effroyable sorcellerie, une possession démoniaque, une folie à l'état pur. Une fois contaminé, vous ne pouvez plus vous en défaire. C'est tellement enivrant.
Mais peu à peu l'intrigue policière se met en place et l'on enquêtera sur le meurtre sordide d'une toute jeune femme, aux côtés d'une commissaire couguar, amoureuse d'une jeune droguée, et d'un inspecteur impuissant.
Accrochez-vous, il va falloir grimper dans les sphères du pouvoir ou, ce qui revient au même, descendre bien bas dans la fange boueuse du marigot : enfilez vos bottes et gaffe aux mâchoires des crocos.
Et si l'on veut filer la métaphore animale :
[...] — Je me disais bien que cette enquête banale cachait quelque chose, qu'il y avait anguille sous roche, mais là, je tombe des nues.
— Il va falloir vite te ressaisir, Eddie. L'anguille sous roche est un anaconda.
Généreux, Khadra gratifiera son lecteur courageux d'un dernier chapitre en forme, sinon de happy end, tout au moins de vœu pieux, voire de promesse ou d'espoir, mais cela ressemble bien à une figure imposée et l'on a bien senti que le 'vrai' livre s'était refermé quelques pages tôt, au plus noir des ténèbres.
Brrr.. Jamais polar noir n'aura porté aussi bien son étiquette.
Paradoxalement cette gravure à l'eau-forte d'une nation dépravée et corrompue nous donne envie de mieux connaître ce pays à la fois si proche et si différent, caché derrière les épais brouillards politico-médiatiques qui couvrent la Méditerranée depuis un demi-siècle. Entre les vestiges de la colonisation et le prisme déformant du regard de Khadra lui-même, il est difficile de ne pas lire entre les lignes une Algérie qui partage une même culture avec notre France et un Alger qui ressemblerait bien à Paris.
Évidemment on se doute bien que al-Jazā'ir n'est pas la seule nation à porter tout le malheur du monde et que le portrait au noir, même un peu forcé ici, était bien celui de notre temps et de notre planète.
De quoi laisser trottiner longtemps dans notre tête la petite phrase de Khadra ...
[...] — Qu'attendent les singes pour devenir des hommes ?
— Pardon ?
— Je ne me rappelle pas où j'ai lu ça. Qu'attendent les singes pour devenir des hommes. Cette phrase tourne en boucle dans ma tête depuis des semaines.


Pour celles et ceux qui aiment les portraits-vérité.
D’autres avis sur Babelio.


Bouquin : Les enfants d'Erostrate


Le cancre de la classe polar.

Sujet du Bac, série polar : montez une intrigue où vous accumulerez un maximum de victimes et de serial-killers en faisant référence à vos cours de philo.
La dissertation de Mickaël Koudero commence plutôt bien puisqu'elle nous emmène à Lyon, rue de la Guill' pour les intimes. Bien vite on ira à Dijon, puis à Lille et même en Belgique.
Faut dire que l'élève Koudero a pris le sujet au pied de la lettre et qu'il lui faut de l'espace : les cadavres vont s'empiler rapidement.
Je ne vous parle pas du ou des serial-killer(s) mais ce ne sera pas triste non plus. Notons que l'énoncé n'interdisait pas de faire référence à des crimes ayant eu lieu il y a vingt-cinq ans.
L'intrigue est plutôt habilement montée, reconnaissons-le, et dévoilée par petites bribes même si, évidemment avec tous ces cadavres, ça devra finir avec des explications un peu abracadabrantes, mais c'est la loi du genre.
On apprendra même qui est ce fameux Érostrate, auquel faisait référence Jean-Paul Sartre :
« — Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il voulait devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le temple d'Éphèse, une des sept merveilles du monde.
— Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
— Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son nom.
— Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul. »

Sauf que l'on bute assez vite sur quelques phrases toutes faites dont on se serait bien passé :
[...] Seule une autopsie complète me permettra d’être plus précis.
[...] Un feu de révolte embrasait le corps de Milan.
[...] Le froid saisissait leurs corps. La fatigue criblait leurs êtres.
Mais comment peut-on encore écrire ce genre de banalités éculées ?
Bon, passons, mais voilà-t-y pas qu'on trébuche sur une grosse faute de syntaxe, quelques pages plus loin une autre, et encore ! Toutes les deux pages, c'est truffé de bourdes indignes d'un cancre de CM1 ! Un véritable scandale, que l'on pende haut et court ceusses qui ont relu la copie !
Jugez plutôt les perles (on commence en douceur et crescendo) :
[...] Son passage fut porté par des odeurs de chocolats, cafés et croissants.
[...] Il pourrait avoir un tremblement de terre qu’on ne l’entendrait pas.
[...] Femme de caractère, elle lui en fallait plus pour être dupée par les paroles d’un vieillard.
[...] — À d’autres Adami, on me l’a fait pas.
[...] — Ton quotidien ne la pèse pas trop ?
Et on finit en apothéose, la meilleure pour la fin :
[...] À l’arrière, la tête posée contre la vitre, Milan se mutilait dans son silence.

Évidemment, citer Sartre ne suffit pas et l'élève Koudero est définitivement recalé, faute de français et de goût.
Certes le bouquin semble publié à compte d'auteur et nous est vendu pour une somme modique, mais tout de même Koudero, n'aviez-vous pas au fond de la classe un ou deux camarades capables de relire votre prose et d'en corriger les bourdes les plus flagrantes ?
La modestie des moyens est peut-être louable mais n'autorise pas à écorcher ainsi notre langue, en public et en électronique.
Vous pouvez vous mutiler en silence dans votre coin, sentir si l'odeur du chocolat porte les passages et si vous pouvez obtenir un tremblement de terre. On ne nous la fait pas et il nous en faut plus pour nous duper et nous faire prendre des vessies de brouillon pour des lanternes de roman.
Fin du méchant billet !


Pour celles et ceux qui aiment perdre leur temps.
D’autres avis sur Babelio.


Cinoche : La Isla Minima


Les poulets et les flamands roses.

Depuis la Louisiane en général et les marais électriques en particulier, on savait désormais les bayous prodigues en belles images et propices à de sombres polars.
Ce qu'on ne savait pas c'est que l'Espagne elle aussi, recèle un trésor andalou, au sud de Séville, sur la façade atlantique : voici les marais du Guadalquivir et le parc naturel de Doñana, une sorte de Camargue ibérique. Des paysages superbes filmés par Alberto Rodriguez, inspiré par les photos de Hector Garrido, une variété locale de Yann Arthus-Bertrand.
Annoncé comme LE polar de l'été (forcément, c'est le seul), croulant sous les bustes de 'Goyas' récoltés en sa péninsule (meilleur truc, meilleur bidule, ...), auréolé des brumes électriques qui s'élèvent des mystérieux marais andalous, ... toute la question était de savoir si La Isla Minima allait relever ce sacré défi ou s'il s'agissait d'un coup de pub estival.
Alors c'est parti pour une plongée dans les années 80 : l'Espagne sort à peine du franquisme et s'efforce de faire briller le mirage de démocratie. Misère, chômage, déjà à l'époque les jeunes cherchent à quitter leur région ou leur pays pour voir si les marais sont plus verts ailleurs. Sur fond de revendications sociales (les journaliers exploités dans la région pour la récolte du riz et des écrevisses), deux jeunes filles ont disparu et sont bien vite retrouvées dans les marais, salement amochées.
Deux flics débarquent pour mener les investigations : deux flics que tout oppose mais que l'enquête oblige à travailler ensemble comme pour représenter les blessures mal refermées du pays (l'un est un ex-franquiste, l'autre un jeune idéaliste ambitieux qui rêve de Madrid). Ici, pas de place pour les héros.
Les belles cartes postales de la région qui nous sont montrées au début vont bien vite laisser place à une virée glauque dans les eaux troubles des marais : on patauge dans l'enquête comme dans la fange et il semble bien difficile pour tous ces espagnols de sortir de leur condition.
C'est filmé de main de maître. Bien sûr les paysages, on l'a dit : le marais est un personnage à lui tout seul, mais aussi les cadrages, les plans à travers les moustiquaires ou les pare-brises ruisselants.
Et puis des regards ou un signe de tête qui en disent beaucoup plus long que les quelques mots prononcés : on est dans un pays de taiseux (le cinéaste a également été inspiré par les travaux d'un autre photographe : Atin Aya ) et pas seulement parce que la loi du silence protège les affreux et les puissants qui sont souvent les mêmes.
Le marécage, les eaux troubles, le silence, ... autant dire que l'enquête avance très lentement. On est bien loin d'un thriller haletant et plutôt dans le rythme d'un bon gros bouquin d'atmosphère.
Les hispaniques (d'Europe ou d'Amérique du sud) ont décidément un cinéma bien à eux. D'ailleurs le film est inspiré d'un roman ... chilien  [clic].
Verdict ?
Il ne s'agissait pas d'un coup estival et oui, nous voici avec un très bon film (décidément après l'Inde et le Brésil, l'été cinéma est voyageur et prodigue), un film qui prend son temps pour planter décors et personnages, contexte et intrigue. Avec une ambiance à couper au couteau (ah, ah).


Pour celles et ceux qui aiment les marais.
D’autres avis sur Sens Critique.


Cinoche : Une seconde mère


La bonne, la piscine et le service à café.

Il y a des semaines comme celle-ci qui pourrait vous racheter une année entière de cinéma (presque) sans relief ni 3D.
Après le superbe Masaan, voici quelques autres images de pur bonheur avec Une seconde mère de la brésilienne Anna Muylaert.
Hasard des plaisirs cinématographiques, les deux films à ne pas rater en ce moment nous emportent à près de 10.000 km de chez nous (Bénarès/Varanasi et São Paulo) mais partagent quelques points communs.
Car il est encore question ici de castes, et oui.
Val' appartient également à celle des Doms, tout comme à Bénarès, mais au Brésil entendez par là la caste des Domestiques. Voilà dix ans qu'elle a débarqué de son Nordeste natal après avoir délaissé sa propre fille, qu'elle fait la bonniche nourrie logée chez une famille de bourgeois de São Paulo et qu'elle tient lieu de seconde mère au jeune fils de la famille, devenu adolescent depuis tout ce temps.
Ces bourgeois désœuvrés (si j'ai bien compris, y'en n'a pas un seul qui bosse vraiment), incapables d'élever leur propre gosse, font l'unanimité contre eux tant ils sont puants de fausse gentillesse et d'aveugle condescendance. Maîtres et valets, c'est la lutte des castes façon novella. À la limite de la caricature. Mais peu importe : personne ne s'intéresse vraiment à eux, même pas la caméra qui les cadrent entre deux portes, dans un coin de la salle à manger (vraiment bien vu !), alors que tout se passe dans la cuisine de Val' où le frigo est un personnage à lui tout seul.
Oui : Val'. Car c'est bien elle le cœur (dans tous les sens du mot) le cœur du film, un rôle fabuleux pour une actrice fabuleuse comme on en voit de temps à autre dans ce genre de film [clic]. Et c'est pas tout, car Jessica, la fille abandonnée dans le Nordeste a grandi et la voici qui débarque à São Paulo pour ses études.
Un courant d'air, orageux et charmant, vient d'entrer dans la maison bourgeoise où chacun tenait soigneusement sa place (chez les valets comme au sein du couple de maîtres) et où Val' ne sortait pas de sa cuisine, très consciente du périmètre qui lui était dévolu et autorisé (c'est d'ailleurs ce qui fait un très bon valet et un service de qualité, il faut le rappeler).
Après une mise en place un peu longue, le festival peut commencer et se terminera en apothéose avec deux scènes qui valent vraiment le déplacement.
La déjà fameuse scène de la piscine qui verra Val' abandonner autocensure et servilité et plonger hors de son carcan social.
Et la touchante scène finale, dans le petit appartement où vont se retrouver mère et fille.
Le titre du film prendra alors tout son sens, ou plutôt tous ses sens : si Val' était évidemment une seconde mère pour le fils de famille, ça on avait bien compris, elle se découvrira une seconde vie, sa fille retrouvera sa seconde mère et d'autres significations encore, plus subtiles encore mais qu'on ne peut pas vous dévoiler, ce serait dommage même si c'est pas l'envie qui nous démange mais on peut pas vous dire, non, même si on voudrait bien quand même car il y aurait encore tant à dire, mais bon. Alors stop.
Ces deux femmes, la mère et la fille, Regina Casé et Camila Mardila, dégagent une telle présence, une telle humanité, un tel naturel que c'en est confondant, époustouflant, jubilatoire, jouissif, bref un grand moment de plaisir cinéma.
Et pourtant l'histoire n'est pas bien gaie : la mère avait abandonné sa fille, celle-ci débarque au mauvais endroit, la tension monte dans ce huis-clos et malgré l'humour, on vacille sans cesse au bord du drame, et d'autres choses encore (qu'on peut pas vous dévoiler même si ... bon, relire plus haut).
Voici donc encore une chronique douce-amère venue de ces étranges contrées lointaines, toujours régies par des systèmes de castes, heureusement que c'est pas du tout comme ça chez nous (ou alors c'était y'a longtemps dans les années 50 [clic] ).
Avec en prime, une excursion dans un Brésil bien loin des cartes postales.
Conclusion de cette belle semaine cinéma : mieux vaut être de la caste des Doms au Brésil qu'à Bénarès, c'est quand même plus cool.

Pour celles et ceux qui aiment les services à café modernistes.
D’autres avis sur Sens Critique.

Cinoche : Masaan


Le bûcher des vanités.

Surfant sur le succès de la mémorable Lunchbox qu'ils nous avait livrée début 2014 en provenance de Mumbai, les programmateurs remettent le couvert avec un nouveau film indien, tourné à Bénarès cette fois-ici.
Et parce que ce Masaan est de nouveau du très grand cinéma, parce que cette séance brille de mille feux dans une année ciné des plus ternes, on peut sans se tromper, prédire une déferlante de films indiens pour les prochains mois !
Courrez donc vous rafraîchir dans une salle obscure et laissez vous emporter par les eaux du Gange jusqu'à ces fameux ghats de Bénarès.
Au bord du fleuve sacré, la basse caste des Doms est chargée de la crémation des morts : un boulot impur même si les plus nobles hindous, jusqu'aux brahmanes, finissent sur les bûchers dont la flamme sacrée est entretenue depuis des milliers d'années par ces intouchables.
Masaan, c'est le bûcher en VO.
Nous partagerons un peu de la vie de deux familles de Doms.
D'un côté, une jeune femme (superbe Richa Chadda, presque trop pour le rôle), une jeune femme qui vit seule avec son père (on découvrira plus tard les secrets qui les attachent) et qui entreprend de faire son auto-éducation sexuelle et amoureuse.
Mais bien mal va lui en prendre : une brigade de flics va débarquer dans le petit hôtel (scènes très dures) et, corruption oblige, son père et elle vont se trouver soumis à un odieux chantage.
De l'autre côté, un jeune homme tombe amoureux d'une jeune étudiante et l'on va suivre leur idylle naissante, portés par l'adorable sourire niais de ce jeune amoureux.
Mais bien mal va lui en prendre : l'objet de son désir est d'une noble caste, lui n'est qu'un paria qui essaie de sortir de ce carcan social par les études.
D'autres histoires vont s'entrecroiser : les orphelins exploités comme plongeurs (on a tous, même les Doms, besoin de plus petits que soi), le parcours d'une bague, les chemins de fer indiens (ah, le pont de Bénarès), la rédemption d'un père qui essaiera avec l'orphelin de racheter sa faute passée, et encore et toujours le fleuve et les bûchers de crémation, ... Le film est beaucoup plus 'construit' qu'il n'y parait et tous ces éléments vont entrer en résonance les uns avec les autres.
Présenté dans la sélection Un certain regard à Cannes, le premier long métrage de Neeraj Ghaywan était annoncé comme un film social sur la jeunesse indienne en quête d'émancipation, écartelée entre traditions et modernité.
Alors oui bien sûr il s'agit d'un certain regard de cinéaste ou plus exactement d'un certain point de vue destiné à attirer nos regards d'occidentaux. Nos regards fascinés par cet étrange système de castes incompréhensibles (nous qui, bien sûr, ne faisons aucune différence entre banlieues est et banlieues ouest, entre XVI° et XIII° arrondissements, entre pays d'en-bas et pays d'en haut, air connu).
Mais on aurait bien tort de réduire ce film à ce seul point de vue.
D'abord parce que les images (et la musique) sont superbes : tout comme le scénario, les cadrages et les plans sont très construits eux aussi, mais la caméra parvient à naviguer habilement entre les clichés de carte postale et le misérabilisme que l'on pouvait craindre. Tout comme d'ailleurs est évitée la bluette amoureuse façon Bollywood : d'entrée de jeu, les copains du jeune homme se chargent d'abattre les cartes devant nos yeux, même si lui ne veut pas ouvrir les siens.
Ensuite parce que les acteurs, même les seconds rôles, gagnent notre adhésion dès leur apparition sans doute parce que le film (tout comme un bon bouquin) est bienveillant envers ses personnages.
Enfin parce qu'il s'agit d'une très forte histoire qui dépeint une incroyable violence sociale : corruption, bastonnade, exploitation des uns et des autres, difficultés économiques, poids des traditions, mirages de la modernité, ... Le film se termine d'ailleurs sur des propos ambigus où il semble bien que tout le monde retrouve la place qui était la sienne et qu'il n'aurait pas dû quitter ...
En dépit de ce pessimisme, le film réussit malgré tout à nous donner une furieuse envie d'aller voir de plus près les ghats de Bénarès ! Une prouesse sans doute due à la poésie qui baigne toute cette histoire comme les eaux troubles du Gange et à la spiritualité qui berce ce film.
Vous l'avez compris : c'est un gros coup de cœur pour un film qui a toutes les chances de terminer sur notre podium cette année (de toute manière, vu le reste de la production 2015 ...).
Courrez voir ce film, lisez le moins possible de critiques dessus (vous n'auriez même pas dû lire ce billet !) et laissez vous porter par ce certain regard, peut-être formaté tout exprès pour nous, mais qui n'en n'est pas moins magique.

Une interview de Richa Chadda, une star en son pays, bien entendu.
Pour celles et ceux qui aiment les eaux du Gange.
D’autres avis sur Sens Critique.








Bouquin : La jeune fille à la perle


La jeune fille et le peintre.

On avait eu un coup de cœur pour Les prodigieuses créatures de Tracy Chevalier (c'était en 2010).
Plus récemment, on avait bien aimé Les heures silencieuses de Gaëlle Josse qui contemplait un portrait flamand peint par De Witt à Delft au XVII.
Alors bien sûr on a été accroché par cette histoire qui met en scène, cette fois, le tableau de Johannes Vermeer, toujours à Delft, toujours au XVII : La jeune fille à la perle.
Bingo !
Ce bouquin réunit effectivement les plaisirs des deux précédents : la saveur d'une très belle écriture, le plaisir d'une très belle histoire de femme en avance sur son Histoire et ce jeu subtil entre peinture célèbre et réalité ordinaire.
Bien sûr cette histoire de servante devenue modèle d'un tableau désormais mondialement réputé (la Joconde du nord) est tout à fait imaginaire (d'autres hypothèses pencheraient plutôt pour l'une des filles du peintre, quant aux relations que l'auteure leur prête ...).
Mais qu'importe, avec une facilité déconcertante, Tracy Chevalier nous emporte corps et âme dans ce XVII° siècle hollandais, entre papistes et calvinistes, entre servantes et bourgeois, entre conventions sociales et religieuses. Pour autant, elle ne néglige pas la 'vraie' peinture : les couleurs et pigments utilisés par Vermeer, le fameux turban (le tableau s'est longtemps intitulé : La jeune fille au turban), l'éclairage de la perle tout aussi fameuse,voici autant de prétextes à développer de passionnants chapitres.
C'est très simple : la dernière page lue, on n'a qu'une seule envie, celle de courir à La Haye (re-)découvrir la peinture flamande de Vermeer ... qui jusqu'ici nous laissait plutôt indifférent, c'est le moins que l'on puisse dire. Il n'y a pas de plus beau compliment à faire à notre 'guide'.
Mais ce n'est pas tout !
On retrouve également tout l'esprit subtilement féminin (féministe ?) qui caractérise Tracy Chevalier et cette servante huguenote s'avère bien une autre créature prodigieuse : la jeune Griet imaginée se montre trop fine pour son époque, jusqu'à attirer l’œil et l'intérêt (et peut-être plus) d'un peintre aussi exigeant que Vermeer. La petite servante qui sait à peine lire, possède un œil magique qui lui permet de décrypter les tableaux du peintre mieux que le maître lui-même et de lui préparer ses couleurs.
[...] Lorsque Catharina ouvrit la porte de l'atelier, je lui demandai si je devrais faire les vitres. « Et pourquoi pas ? me répondit-elle sèchement. Veuillez ne pas m'importuner avec des questions sans importance.
– C'est à cause de la lumière, Madame, expliquai-je. Si je les lavais, cela pourrait changer tout le tableau. Vous voyez ? » Non, elle ne voyait pas.
[...] Vous vous apercevrez qu'il n'y a que peu de vrai blanc dans les nuages et pourtant on dit qu'ils sont blancs. Alors, comprenez-vous pourquoi je n'ai pas besoin de bleu pour le moment ?
– Oui, Monsieur. » Je ne comprenais pas réellement, mais je ne voulais pas l'admettre. J'avais l'impression de presque savoir.
[...] J'aimais broyer les ingrédients qu'il rapportait de chez l'apothicaire, des os, de la céruse, du massicot, admirant l'éclat et la pureté des couleurs que j'obtenais ainsi. J'appris que plus les matériaux étaient finement broyés, plus la couleur était intense. À partir de grains rugueux et ternes, la garance devenait une belle poudre rouge vif puis, mélangée à de l'huile de lin, elle se transformait en une peinture étincelante. Préparer ces couleurs tenait de la magie.
Enfin, cerise sur le gâteau ou plutôt : perle sur le tableau, ce roman couve une douce mais puissante sensualité qui flirte avec l'érotisme comme le modèle flirte avec son peintre.
Ah ces cheveux échappés de la coiffe, ah ces oreilles qui n'avaient jamais été percées, ...
Superbe.
[...] Les femmes qu'il peint deviennent prisonnières de son monde. Vous pourriez vous y perdre.
Tout comme avec Ses prodigieuses créatures, Tracy Chevalier nous donne une histoire empreinte de douceur et d'intelligence avec de multiples niveaux de lecture, servie par une plume très riche (on s'y habitue après quelques pages, c'est peu commun de nos jours).


Pour celles et ceux qui aiment les peintres et leurs modèles.
D’autres avis sur Babelio.